17/11/2023 (2023-11-17)
Par Nicolas Bonnal
Stefan Zweig et la résistance à la matrice américaine : « La plus haute réalisation de l’homme spirituel reste la liberté, la liberté par rapport à autrui, aux opinions, aux choses, la liberté pour soi-même. Et c’est notre tâche : devenir toujours plus libre, à mesure que les autres s’assujettissent volontairement ! »
Zweig comme je l’ai dit essaie de nous guider (vaguement, comme tous les esprits solides) contre le monde moderne et sa frénésie (le mot est du génial Preston Sturges qui vint tourner en France au cours de nos chères années cinquante les Carnets du Major Thompson) ; et il comprend, comme je ne cesse de le répéter que la masse est désespérante. Il le comprend avant même que Hitler n’arrive au pouvoir et n’interdise à sa vieille mère non vaccinée (pardon, juive) de s’asseoir sur un banc viennois. Le monde moderne c’est avant tout des outils qui transforment des paresseux (péché capital lié d’ailleurs à la dépression) en imbéciles (en latin, celui qui n’a pas de bâton de pèlerin — baculus) :
« Toutes ces choses, que j’ai seulement évoquées, le cinéma, la radio, la danse, tous ces nouveaux moyens de mécanisation de l’Humanité, exercent un pouvoir énorme qui ne peut être dépassé. Toutes répondent en effet à l’idéal le plus élevé de la moyenne : offrir du plaisir sans exiger d’effort. Et leur force imbattable réside en cela : elles sont incroyablement confortables. »
La fin de l’effort donc (on montre son passe vaccinal ou sa rétine et tout le monde est content) :
« La nouvelle danse peut être apprise en trois heures par la femme de ménage la plus maladroite, le cinéma ravit les analphabètes, desquels on n’exige pas une grande éducation pour profiter de la radio ; il suffit de mettre les écouteurs sur la tête, pour déjà l’entendre rouler dans l’oreille même les dieux luttent en vain contre un tel confort. Ce qui n’exige que le minimum d’effort, mental et physique, et le minimum de force morale doit nécessairement l’emporter auprès des masses dans la mesure où cela suscite la passion de la majorité. »
Comme Sénèque dans son empire urbain qui empirait, Zweig voit que tout cela est lié à l’ennui (le mot noise a donné ce que l’on sait en anglais) :
« Et ce qui aujourd’hui encore réclame l’indépendance, l’autodétermination ou la personnalité dans le plaisir paraît dérisoire face à un pouvoir aussi surdimensionné. À vrai dire, au moment où l’humanité s’ennuie toujours davantage et devient de plus en plus monotone, il ne lui arrive rien d’autre que ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même. L’indépendance dans le mode de vie et même dans la jouissance de la vie ne constitue plus, désormais, un objectif, tant la plupart des gens ne s’aperçoivent pas à quel point ils sont devenus des particules, des atomes d’une violence gigantesque. »
Oui c’est cela la clé : on ne veut plus rien être, dans un stade, dans un meeting, dans une discothèque, ou devant sa télé ou son smartphone. Pouchkine en a parlé dans Eugène Onéguine (voyez la traduction scandée de ma femme). Pearson a parlé de se débarrasser du fardeau de la personnalité.
Pouchkine (Eugène donc, Livre II, strophe XIV) :
« Mais nous n’avons même pas d’amitié.
Nous avons détruit tous les préjugés ;
On prend pour les zéros les autres gens
En se prenant pour le “un” sérieusement.
Tous — nous tendons vers Napoléon,
Et les bipèdes créatures, en millions,
Ne sont pour nous que des outils ;
Le sentiment pour nous est une étrange bêtise. »
Zweig cite lui Tacite :
« Ils se laissent ainsi entraîner par le courant qui les happe vers le vide ; comme le disait Tacite : “ruere in servitium, ils se jettent dans l’esclavage ; cette passion pour l’autodissolution a détruit toutes les nations. Maintenant, c’est au tour de l’Europe : la guerre mondiale a été la première phase, l’américanisation est la seconde. »
La troisième phase c’est celle du spectaculaire intégré de Debord ou celle de la tyrannie informatique planétaire, celle qui transforme les Palestiniens en cobayes, comme dit Hariri. Et gageons que Gaza est le modèle de ce qui va suivre. Le tout par la grâce de la « silly conne » Valley et avec la bénédiction du pape et de Davos.
Zweig se rapproche ensuite de Fahrenheit 451 : « nos livres ont cessé de les intéresser » (ils n’ont pas besoin de les brûler d’ailleurs).
« Ainsi, aucune résistance ! Ce serait une présomption scandaleuse que d’essayer d’éloigner les gens de ces petits plaisirs (intérieurement vides). Parce que nous — pour être honnêtes — qu’avons-nous d’autre à leur donner ? Nos livres ne les touchent plus, car ils ont cessé depuis longtemps de procurer les sueurs froides ou les excitations fébriles, que le sport et le cinéma prodiguent à foison. Ils ont même l’impudence d’exiger au préalable de nos livres, de notre effort mental et de notre éducation, une coopération des sentiments et une tension de l’âme. Nous sommes devenus étrangers à tous ces plaisirs et passions de masse et donc à l’esprit de l’époque, nous, dont la culture spirituelle est une passion pour la vie, nous, qui ne nous ennuyons jamais, pour qui chaque jour est trop court de six heures, nous, qui n’avons besoin ni de dispositifs pour tuer le temps ni de machines d’arcade, ni de danse, ni de cinéma, ni de radio, ni de bridge, ni de défilés de mode. »
Les minoritaires (aucune raison de faire de nous des hommes d’élite, nous sommes de simples ludions minoritaires dans un monde de monstres, de Barbie et de Rhinocéros) :
« Il nous suffit de passer devant un panneau d’affichage dans une grande ville ou de lire un journal qui décrit en détail les batailles homériques des matchs de football pour sentir que nous sommes déjà devenus des outsiders, tels les derniers encyclopédistes pendant la Révolution française, une espèce aussi rare et menacée d’extinction aujourd’hui en Europe que les chamois et les edelweiss. »
L’homme libre aussi rare qu’un chamois…
Il faut créer des parcs alors (cf. les oasis catholiques dont a parlé Benoit XVI avant de se faire expédier par Obama et par Visa sous les vivats de la masse) :
« Peut-être qu’un jour un parc naturel sera créé pour nous, derniers spécimens d’une espèce rare, pour nous préserver et nous conserver respectueusement en tant que curiosités de l’époque, mais nous devons avoir conscience que nous manquons depuis longtemps d’un quelconque pouvoir pour tenter la moindre chose contre cette uniformité croissante du monde. »
Juif humaniste décidément exemplaire, Zweig se compare aux moines (il en restait alors) :
« Devant cette lumière éblouissante de fête foraine, nous ne pouvons que demeurer dans l’ombre et, tels les moines des monastères pendant les grandes guerres et les grands bouleversements, consigner dans des chroniques et des descriptions un état de choses que, Comme eux, nous tenons pour une déroute de l’esprit. Mais il n’y a rien que nous puissions faire, rien que nous puissions empêcher et rien que nous puissions changer : tout appel à l’individualisme auprès des masses, auprès de l’humanité serait de l’arrogance et de la prétention. »
La solution c’est la fuite. On pense à la Fuga mundi médiévale mais aussi à l’excellent Laborit et à son éloge de la fuite : tout le temps et tous les esclaves se croient libres) :
« Le dernier recours ; il ne nous en reste qu’un seul, puisque nous considérons la lutte vaine : la fuite, la fuite en nous-mêmes. On ne peut pas sauver l’individu dans le monde, on ne peut que défendre l’individu en soi. »
Il faut aller vers la liberté (problème : le système use et abuse de ce mot) :
« La plus haute réalisation de l’homme spirituel reste la liberté, la liberté par rapport à autrui, aux opinions, aux choses, la liberté pour soi-même. Et c’est notre tâche : devenir toujours plus libre, à mesure que les autres s’assujettissent volontairement ! Plus les intérêts se diversifient et s’étendent dans tous les cieux de l’esprit, plus l’inclination d’autrui devient monotone, à sens unique, mécanique ! Et tout cela sans ostentation ! Ne vous en vantez pas : nous sommes différents ! N’affichez pas votre mépris pour toutes ces choses, qui ont peut-être un sens supérieur que nous ne comprenons pas. »
Zweig veut éviter le plan survivaliste (on en a parlé dix fois avec Piero…) :
« Séparons-nous à l’intérieur, mais pas à l’extérieur : portons les mêmes vêtements, adoptons tout le confort de la technologie, ne nous consumons pas dans une distanciation méprisante, dans une résistance stupide et impuissante au monde. Vivons tranquillement mais librement, intégrons nous silencieusement et discrètement dans le mécanisme extérieur de la société, mais vivons en suivant notre seule inclination, celle qui nous est la plus personnelle, gardons notre propre rythme de vie ! Ne détournons pas le regard par orgueil, ne nous éloignons pas effrontément, mais regardons, cherchons à reconnaître puis à rejeter sciemment ce qui ne nous appartient pas, et maintenons sciemment ce qui nous semble nécessaire. Car si nous refusons en notre âme l’uniformité croissante de ce monde, nous restons reconnaissants et dévoués à ce que celui-ci a d’indestructible, à ce qui demeure au-delà de tout changement. »
Même s’il s’est suicidé à Petrópolis (ville admirable, d’ailleurs non baroque, une des plus belles du Brésil avec Olinda et Ouro Preto), Zweig se veut optimiste :
« Des forces sont encore à l’œuvre, qui ignorent toute fragmentation et tout nivellement. La nature est toujours changeante dans ses formes et, au fil des saisons, façonne de façon éternellement nouvelle la montagne et la mer. Éros joue encore son jeu perpétuellement varié, I’art survit dans I’invention d’êtres continuellement pluriels, la musique jaillit de sources sonores de plus en plus hétéroclites, provenant de personnes ouvertes d’esprit, et d’innombrables phénomènes et chocs émanent encore des livres et des images. Si tout ce que l’on appelle notre culture, avec un mot regrettable et artificiel, devient de plus en plus morcelé et désillusionné, le “bien premier de l’humanité”, comme Emil Lucka désigne les éléments de l’esprit et de la nature dans son merveilleux livre, ne peut être monnayable auprès des masses, tant il gît au plus profond des puits de l’esprit, dans les galeries souterraines des sentiments, il se tient trop loin des rues, trop loin du confort. Ici, dans l’élément éternellement transformé et toujours prompt au renouvellement, une infinie variété attend les volontaires : voici notre atelier, notre monde à nous, qui ne sera jamais monotone. »
On répète sans commenter — tant c’est admirable :
« Ici, dans l’élément éternellement transformé et toujours prompt au renouvellement, une infinie variété attend les volontaires : voici notre atelier, notre monde à nous, qui ne sera jamais monotone. »
Qui survivra verra.
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