Vaccins périmés, manipulations et vidéos, le scandale belge qui éclabousse la France et l’Europe

16/04/2024 (2024-04-16)

(Des espions dans le Covid #1)

[Source : blast-info.fr]

[illustration : Diane Lataste]

Par Thierry Gadault et Philippe Engels

Quatre ans après le confinement, le Covid fait un retour fracassant : en exclusivité, Blast dévoile des vidéos, documents et témoignages explosifs sur la gestion de la crise par le gouvernement belge. Nos révélations pointent la toute-puissance et l’inefficacité des cabinets de conseil — ici, Deloitte —, conjuguée aux manœuvres des autorités et d’une haute fonctionnaire. Elles donnent à cette affaire une dimension internationale. Pour virer l’opérateur qui dénonçait le gaspillage de l’argent public, les autorités belges se sont appuyées sur une société française, qui a pris sa place : Movianto, une filiale du groupe familial Walden, présidée par Stéphane Baudry. Sans une incroyable opération d’espionnage, menée par des anciens des services secrets israéliens, le scandale serait passé inaperçu. Premier volet de notre série.

Bientôt sur Netflix ? On prend les paris : tous les ingrédients sont là pour faire du scandale Medista la story de l’année, non seulement en Belgique, mais aussi en France et en Europe. À coup sûr, les scénaristes auraient de quoi alimenter une série d’espionnage trépidante, située dans le monde feutré de l’industrie pharmaceutique.

Dans toute bonne histoire, il faut des vedettes. Ici, la tête d’affiche s’appelle Frank Vandenbroucke. Poids lourd de la politique à Bruxelles depuis des décennies (lire en encadré), le ministre de la Santé belge se voyait devenir commissaire européen dans quelques semaines, pour couronner sa longue carrière. Il est directement mis en cause.

À l’approche des élections générales et européennes outre-Quiévrain, le 9 juin, l’avenir de cet homme parmi les plus puissants du royaume paraît pour le moins compromis.

Frank Vandenbroucke, le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique en titre et vice-premier ministre du gouvernement de coalition (en costume à carreaux, avec les lunettes), surmontera-t-il le scandale qui explose aujourd’hui ?
Image compte Facebook de Franck Vandenbroucke

Au cœur de la crise du Covid

Medista, qui donne son nom à cette affaire, est une PME belge qui exerce donc dans le secteur de la santé. Créée au début des années 2000, la société a vendu sa base de données et sa marque en 2017 à un tour de table monté par Sarah Taybi. Cette spécialiste de la logistique devient sa directrice générale. Elle a de l’ambition pour Medista : en faire une référence dans la traçabilité des médicaments. Un enjeu crucial pour l’industrie.

Pour y parvenir, la nouvelle direction s’attelle d’abord à une première tâche : obtenir les indispensables agréments auprès des autorités belges. Les premières années d’après rachat y sont consacrées. En 2020, la mission accomplie, c’est le jackpot : le Covid — et la crise qui va avec — déferle sur l’Europe. En mars, alors que la pandémie s’est propagée à tout le continent, poussant les gouvernements à confiner leurs populations durant de longues semaines, l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (l’AFMPS) confie à Medista un contrat-cadre pour prendre en charge la logistique de l’ensemble du matériel médical destiné aux hôpitaux. Dans la foulée, la société remporte deux appels d’offres : un premier en septembre 2020, pour la distribution des tests, un second en février 2021, pour les vaccins.

En avril 2021, dans les colonnes du quotidien flamand De Morgen, alors que l’Europe est confinée et que la crise du Covid fait rage avec une troisième vague, Frank Vandenbroucke alerte ses citoyens : « Les capacités d’admission des hôpitaux atteignent leurs limites ».
Image De Morgen

Pour faire face à cette montée en charge, l’entreprise investit, lourdement. Dans des entrepôts et dans des frigos fonctionnant à — 80 degrés, pour stocker les vaccins produits par Pfizer.

Avec l’agence belge du médicament, dont elle est la prestataire, en relation directe, tout se passe bien. Mais en mars 2021 la gestion de la logistique Covid remonte au service public fédéral de la santé (le SPF, autre nom du « ministère »), sous la tutelle du socialiste Frank Vandenbroucke.

Les errances de Deloitte

Dans un long entretien, Sarah Taybi s’est longuement confiée à Blast, en exclusivité. Une interview enregistrée à Paris. C’est la première fois qu’elle s’exprime face à une caméra.

Elle le raconte, rapidement après le transfert du dossier au SPF, Medista se rend compte que quelque chose cloche : le cabinet Deloitte, choisi en 2020 par le gouvernement fédéral pour l’aider dans la gestion de la pandémie, s’emmêle les pinceaux dans les achats de matériels et de tests. Les conséquences de cet amateurisme sont lourdes : des lots de produits périmés, les dates de validité trop courtes pour assurer la distribution, une succession de contrefaçons, notamment pour les tests…

Sarah Taybi sur le rôle et les manquements de Deloitte dans la gestion des achats des tests et du matériel Covid, dans l’interview exclusive qu’elle nous a accordée.
Document et images Blast

Évidemment, face à ces dysfonctionnements, Medista alerte les pouvoirs publics. Selon la direction de la société, Deloitte aurait fait dépenser au gouvernement belge quelque 150 millions d’euros en produits inutilisables ou frauduleux. Et là tout déraille : au lieu de se retourner vers son consultant pour lui réclamer des comptes — ou lui demander au minimum de revoir d’urgence ses process pour l’avenir —, la haute fonctionnaire en charge du dossier au SPF Santé publique s’en prend au lanceur d’alerte. Dès lors, elle va s’acharner pour tenter de prouver, multipliant les audits et les contrôles fiscaux, que tous les problèmes signalés viennent de chez… Medista. 

Pour Medista, la relation avec le donneur d’ordre se dégrade. Sarah Taybi témoigne. Quelque chose ne tourne pas rond…
Document et images Blast

La situation va vite devenir intenable. Le ministère de la Santé cherche même à imposer à son prestataire de distribuer lui-même des matériels et des vaccins périmés. Ce que l’entreprise se refusera de faire. Dans le même temps, sa directrice l’affirme, elle éprouve de plus en plus de difficultés à se faire régler les factures adressées en règlement de ses missions.

L’alerte fatale

Devant ces obstructions, la petite entreprise décide d’alerter le ministre. Elle le fait après avoir reçu un courrier dressant la liste des reproches qui lui sont faits. La goutte d’eau qui fait déborder le vase : le 16 janvier 2022, Medista adresse à Frank Vandenbroucke une missive en réplique aux accusations portées par son administration.

Blast s’est procuré ce document. Nous en dévoilons en exclusivité le contenu explosif (en intégralité ici, dans sa version originale flamande). 

« Notre client conteste expressément le contenu de cette lettre et les allégations et prétentions qui y sont formulées par le SPF, écrit en amorce le cabinet d’avocats de Medista. Notre client rejette également toute réclamation du SPF pour de prétendus dommages subis, qui ne sont en aucun cas fondés et prouvés. »

La première page (extraits) du courrier du cabinet Simmons & Simmons au ministre et à Carolien Sonck, la directrice des appuis
(services support) au SPF Santé publique (document traduit par nos soins).
Document Blast

D’entrée, le ton est donné. La suite étale sur 17 pages une série sidérante de manquements et d’errances. Après avoir rappelé que « Medista exécute les instructions du SPF et distribue les produits demandés via la procédure normale connue ou à la demande du SPF », les avocats mettent le doigt sur « un autre problème ». Il a de quoi fâcher.

Des contrefaçons

Ce problème « concerne les différentes marchandises que Medista a dû mettre en quarantaine parce que, après avoir été contrôlées par l’AFMPS (l’agence fédérale des médicaments et des produits de santé, NDLR), elles se sont avérées être des contrefaçons ». À ce stade, autant préciser les choses : « Là encore, Medista a clairement indiqué aux acheteurs Deloitte/AFMPS/SPF qu’elle n’était pas responsable de l’achat de ces marchandises, précise la missive. En effet, la vérification de l’authenticité des certificats est effectuée par les acheteurs eux-mêmes. »

Revenir aux « principes pharmaceutiques »

Le réquisitoire se poursuit. Implacable sur la gestion défaillante des pouvoirs publics, sa lecture est édifiante. « Compte tenu de l’importance hallucinante du stock et de la quantité de produits contrefaits créés par le SPF (et que ce dernier conserve dans les locaux de Medista), Medista est donc extrêmement surprise que le SPF tente aujourd’hui de récupérer ces produits périmés auprès de Medista. Depuis un certain temps, Medista demande au SPF de prendre les décisions nécessaires à cet égard afin que Medista puisse faire détruire ces marchandises (aux frais du SPF) et revenir aux “principes pharmaceutiques” normaux et applicables (à savoir la destruction des produits périmés dans un court délai). »

Cette retentissante mise au point se poursuit sur une invite. « Il est donc grand temps que le SPF prenne ses responsabilités et les assume, au lieu d’essayer, sans fondement, de rejeter tout cela sur Medista. C’est inacceptable et c’est un manque total de réalisme. » Et s’achève sèchement, après plusieurs pages encore :

« De telles démarches de la part du SPF ne sont en aucun cas le parangon d’un gouvernement diligent et d’un partenaire contractuel digne de ce nom. »

Le courrier d’alerte des avocats de Medista à Frank Vandenbroucke du 16 janvier 2022.
Le ministre va très mal le prendre (document traduit par nos soins).
Document Blast

La note fantôme de Vandenbroucke

La lecture de ce courrier des avocats de Medista ne laisse pas indifférent le ministre Vandenbroucke. Il va le prendre visiblement comme une déclaration de guerre. Et, au lieu de remettre de l’ordre dans ses services, s’attaquer à son tour à la PME.

En décembre 2021, le ministère de la Santé a lancé un nouvel appel d’offres pour regrouper l’ensemble des activités liées au Covid, dans un seul contrat. À la mi-février 2022, Medista est informée de la rupture et de la perte de ses marchés de gestion des tests et des vaccins. Ils courent pourtant jusqu’en 2025.

Pour justifier ce choix brutal, les autorités belges invoquent des dépassements budgétaires signalés par une note du ministère des Finances. Existe-t-elle seulement, cette note ? Depuis l’été 2022, l’opposition, incarnée par la députée nationaliste flamande Kathleen Depoorter, demande à Vandenbroucke de produire ce document. Rien ne vient. Un an et demi plus tard, la parlementaire ne se prive pas de confier à Blast ce qu’elle pense du sujet : « Une affaire qui démarre par un mensonge, c’est qu’elle est grave », cingle-t-elle, aujourd’hui.

Sarah Taybi, sur la mystérieuse note fantôme des finances, justification officielle de l’éviction de sa société…
Document et images Blast

Si les conditions de cette rupture de contrat et de la mise à l’écart par l’administration de son prestataire sont plus que nébuleuses, les conséquences sont en revanche bien établies. Celles-là tout à fait palpables : en 2022, une partie des factures de Medista n’a toujours pas été payée par le ministère de la Santé — l’addition se chiffre alors à plus de 5 millions d’euros, selon Sarah Taybi — et Medista finit de perdre tous ses contrats. À la place, un nouvel acteur fait son apparition : Movianto est une filiale du groupe familial français Walden. Cette irruption dans les affaires belges est étonnante. En effet, la société ne dispose d’aucune infrastructure en Belgique, ni des licences nécessaires pour gérer la distribution des vaccins.

Les marchés publics de la santé en Belgique, toute une histoire ! Sarah Taybi, directrice générale de Medista, pour Blast.
Document et images Blast

Désormais hors-jeu, Medista se tourne alors vers le Conseil d’État belge pour contester la procédure de mise en concurrence qui a définitivement acté son éjection. La haute juridiction ne trouve rien à redire à tout cela : l’entreprise est déboutée.

L’histoire aurait pu et dû s’achever ainsi. Mais chez Medista, la pilule passe mal, c’est peu dire. D’autant plus mal qu’au cours des appels d’offres Sarah Taybi a repéré une petite annonce d’emploi diffusée par Movianto qui a attiré son attention. L’offre est intrigante : l’entreprise française recrutait alors un salarié pour travailler, pour son compte, au sein du SPF Santé, le service fédéral belge… Comme si l’affaire était d’ores et déjà réglée et que ses dirigeants savaient par avance qu’elle allait gagner.

Les hommes et les méthodes de Black Cube

Perdu pour perdu, chez Medista, on considère désormais qu’on n’a plus le choix des armes. L’affaire bascule dans une autre dimension, encore. Et l’histoire se transforme alors en film d’espionnage.

Soupçonnant des contacts informels entre le ministère de la Santé et son concurrent français, Sarah Taybi décide d’employer les grands moyens. Elle prend attache avec une société spécialisée dans des missions spéciales.

Inconnue du grand public, la réputation de Black Cube est bien établie dans le milieu de l’intelligence économique. La firme a été créée par des anciens du Mossad. Elle va se montrer à la hauteur de son slogan : « Black Cube est une société de renseignement qui vous aide à gagner quand personne d’autre ne le peut. »

Enlever un marché public en Belgique quand on est une société française : mode d’emploi, sous… pilotage. Explications Sarah Taybi.
Document et images Blast

Pour harponner leur cible, les hommes de Black Cube vont créer de toutes pièces une fausse société pharmaceutique. La voilà désormais dotée d’une existence en ligne. Cette vitrine de façade en place, ils passent à la phase 2.

Au printemps 2023, les espions piègent la haute fonctionnaire du SPF Santé publique avec laquelle Medista était en contact, dans le cadre de l’exécution de ses contrats. Toujours sous couverture de leur fausse identité, ils établissent le contact également avec le directeur commercial de Movianto, l’opérateur français devenu le prestataire des autorités belges. Et le poisson mord. Le tout — ces rencontres — est filmé en caméra cachée.

Ce que montrent les vidéos est insensé. Les deux cibles de l’opération Black Cube reconnaissent avoir été en contact… Mieux, ou pire selon les points de vue, le dirigeant de Movianto harponné confirme le rôle décisif joué par la haute fonctionnaire du SPF dans le succès de son entreprise : c’est grâce à son aide qu’elle a réussi à s’imposer et obtenir le marché auprès du ministère de la Santé.

La corruption comme dans un film

Blast a pu visionner l’intégralité de ces séquences captées en caméra cachée — au total plus de cinq heures d’enregistrement. Ces vidéos constituent autant de pièces à conviction qui établissent, contrairement à ce que le Conseil d’État belge a acté dans sa décision, que l’éviction de Medista et son remplacement par Movianto ont été savamment orchestrés. Ce n’est pas banal : selon ces images, pendant la mise en concurrence sur un marché public, d’environ 50 millions d’euros tout de même, une société qui candidatait a reçu via une haute fonctionnaire des conseils et informations confidentielles, relatives aux tarifs de ses concurrents. Une sorte de plan à respecter à la lettre pour décrocher la timbale. Bref, elle aurait été la favorite du pouvoir.

Évidemment, ce tutoring constitue une atteinte flagrante à la règle d’égalité entre candidats, et il est parfaitement illégal. L’affaire prend une tournure ici d’autant plus exceptionnelle que de telles infractions, quand elles sont commises, sont difficilement détectables, donc compliquées à prouver et démontrer étant entendu qu’elles laissent généralement peu de traces. Et certainement pas des confidences sur vidéos. Du jamais vu.

Quand une responsable du SPF Santé publique (de la logistique Covid), par ailleurs haute-fonctionnaire, reconnaît avoir aidé Movianto à gagner les appels d’offres pour évincer Medista…
Document et images Blast

Retour en arrière… À l’année 2023. L’existence de ces images explosives va parvenir jusqu’aux oreilles de quelques journalistes, particulièrement informés et spécialistes des dossiers sensibles. Au cours du premier semestre de l’année dernière, Jeroen Bossaert commence à travailler sur les coulisses de la gestion de la crise du Covid en Belgique. Pour les besoins de son enquête, ce confrère flamand qui exerce au sein de la rédaction du quotidien HLN adresse une demande au ministère de la Santé. Il veut consulter les documents en sa possession. Il a reçu pour cela l’aval de la Commission d’accès aux documents administratifs, la CADA belge, qu’il a sollicitée. Pourtant, le ministre de la Santé refuse d’appliquer cette décision (lire en encadré).

Après des premières révélations publiées en fin d’année dernière, Bossaert diffuse les premiers extraits des vidéos de Black Cube réalisées pour le compte de Medista.

Pour Frank Vandenbroucke, l’alerte cette fois est très sérieuse. Le ministre doit réagir. En décembre dernier, il convoque en urgence une conférence de presse au cours de laquelle les journalistes sont priés… de couper leurs téléphones portables. Étrange, on en conviendra. Selon Claude Archer, l’un des responsables de l’ONG Transparencia, au lieu de répondre aux révélations de notre confrère du HLN, Vandenbroucke aurait interdit à la presse wallonne de poser des questions sur l’affaire Medista… Ce qui expliquerait, dans un pays où la presse vit sous perfusion des aides publiques, que les principaux journaux francophones du pays se soient contentés du service minimum sur ce dossier. Et que personne n’ait réellement embrayé, pour lancer des enquêtes.

L’autre affaire française

Dans ce contexte singulier, les images et documents exclusifs publiés et diffusés par Blast constituent un nouveau coup de tonnerre. D’autant que, chez Medista, on va aujourd’hui encore plus loin : estimant désormais disposer des preuves que les appels d’offres qui l’ont évincée ont bien été truqués, la directrice Sarah Taybi entend demander des comptes en justice. Après avoir adressé des mises en demeure à l’entreprise française qui l’a remplacée, une plainte au pénal serait sur le point d’être déposée.

Mais ce n’est pas tout. Car — c’est une autre révélation de Blast —, derrière l’affaire il y a, semble-t-il, une autre affaire. En effet, grâce aux recherches effectuées par Black Cube, la société belge a également découvert que son concurrent français Movianto a décroché auprès du gouvernement fédéral, dès avril 2022, un contrat d’aide à l’Ukraine dans le cadre du programme européen RescEU — qui permet de mobiliser des moyens notamment contre les incendies ou pour de l’assistance médicale. Une nouvelle conquête pour Movianto obtenue sans… passer par un marché public.

Là encore, l’histoire se répète : Medista avait géré les premières aides d’urgence, et là encore elle a été mise sur la touche au profit du même nouveau venu.

Derrière le scandale de la gestion de la crise du Covid, c’est donc un second front qui, potentiellement, risque d’exploser à la gueule du gouvernement belge et de son ministre de la Santé.

La haute fonctionnaire lâchée par le ministre

Du côté de Frank Vandenbroucke justement, l’heure est au sauve-qui-peut et à la recherche d’un bouc émissaire. Les parapluies sont grands ouverts, dans une ambiance surréaliste : la semaine dernière, mardi 26 mars, le ministre a dévoilé les conclusions d’un audit interne, réalisé par l’administration, sur la gestion du dossier (du Covid).

Il pointe à son tour du doigt la haute fonctionnaire(1) qui en avait la charge, et qu’il a protégée jusqu’alors, et annonce le dépôt d’une plainte contre celle-ci. Parallèlement, tout à sa contre-attaque, Vandenbroucke a surtout dénoncé les manœuvres de Medista pour faire éclater la vérité. Là aussi, il promet une plainte, cette fois pour tentative d’extorsion.

Le vice-premier ministre belge le 13 mars lors d’une cérémonie pour les 4 ans du premier confinement : « Le coronavirus a défié notre société d’une manière sans précédent. Grâce à la solidarité qui s’est manifestée alors, nous avons enfin vaincu le virus ».
Image compte Facebook FV

Extorsion… À croire que le ministre belge et le groupe Walden, la maison-mère de Movianto, se sont donné le mot. Dans sa réponse à la mise en demeure adressée par Medista, le groupe français l’accuse exactement dans les mêmes termes.

« Nous ajouterons donc votre lettre du 13 décembre 2023, votre lettre du 11 décembre adressée au Premier ministre et au Président du Parlement, ainsi que tous les articles de presse diffamatoires que vous avez envoyés au monde entier par l’intermédiaire d’un journaliste de Het Laatste Nieuws, à la plainte pénale que nous avons déjà déposée pour (tentative) d’extorsion de fonds, entre autres. »

La mise en demeure de Medista à Movianto a provoqué une réponse agressive, dans laquelle le Français (le second) accuse le Belge d’extorsion. Extrait du courrier du 21 décembre 2023 (document traduit par nos soins).
Document Blast

Contactée par Blast, à Paris, la direction de Walden s’affirme abasourdie « par les pratiques très agressives et inacceptables de Medista », « qui incluent l’organisation de pièges, des tournages non autorisés, la diffusion de fausses allégations et l’utilisation de pressions. »

Des propos parfaitement vertueux, dans une affaire et un scandale hors-norme par bien des aspects. D’après ce plaidoyer, le recours aux services d’un cabinet d’intelligence économique, pour réunir les preuves de comportements potentiellement délictueux, ne doit pas faire partie des mœurs en vigueur. Visiblement, la méthode choque les consciences d’un milieu qui préfère les coulisses pour monter, et régler, ses petites affaires. Vertu pour vertu, la leçon de morale risque de revenir par effet boomerang au visage de ceux qui la brandissent.

Un ministre qui brûle ou étouffe

Prendre une leçon, Frank Vandenbroucke, 68 ans, déteste ça. En temps normal, c’est lui, « le prof », comme on surnomme le ministre le plus expérimenté du gouvernement belge, qui les délivre. Alors, au Parlement fédéral, en décembre, en janvier, en février et encore en mars dernier, l’universitaire et économiste diplômé de Cambridge et d’Oxford s’est montré contrarié et nerveux, et impatient (forcément) face à un interrogatoire en règle sur sa gestion du Covid.

Le « prof » Vandenbroucke déteste qu’on inverse les rôles : habituellement, il mène la danse.
Image compte Facebook FV

Cette affaire pourrait lui valoir son troisième renvoi de la scène publique, en autant de décennies. En 1995, Frank Vandenbroucke avait quitté une première fois le monde politique pour l’université. Un retrait forcé lié à l’énorme scandale de corruption qui avait ébranlé la classe politique belge autour des contrats d’achat des hélicoptères et des chasseurs-bombardiers F16 pour l’armée belge.

Alors président du PS flamand, Vandenbroucke avait affirmé… avoir brûlé l’argent des pots-de-vin versés à sa formation par les constructeurs Agusta (Italie) et Dassault. En 2011, rebelote, le prof s’en était retourné neuf ans durant à ses chères études universitaires : son tempérament de donneur de leçons avait fini par lasser ses partenaires du gouvernement, et rendre son voisinage insupportable à leurs yeux.

Frank Vandenbroucke quand il présidait le PS flamand. En 1995, également ministre des Affaires étrangères, il est contraint de reconnaître avoir ordonné à son trésorier de brûler plusieurs millions de francs cachés dans le coffre du parti… Avant de démissionner.
Image compte Facebook FV

Une presse sans mordant

Ce grand bûcheur est ensuite revenu aux affaires. Et il résiste aujourd’hui, le social-démocrate « Frankie », chaud partisan de l’État social actif.

Et parce qu’il refuse de démissionner, il inquiète sa formation politique (Vooruit, l’équivalent flamand du PS) et une part grandissante de ses partenaires, à la table du gouvernement : un scandale qui perdure, à deux mois des élections et alors que l’extrême-droite est largement en tête dans les sondages, ça sent le fond d’écurie. D’autant que l’affaire Medista, comme les révélations de Blast le démontrent, aurait de quoi mobiliser les moyens de la presse mainstream. Heureusement pour lui, ce n’est pas (encore ?) le cas, constat qui confirme le manque de mordant des rédactions les plus installées au pays du roi Philippe, dès lors qu’il s’agit de sujets pas faciles à résumer en première page. Car le personnage clé de cette folle histoire est un pilier majeur de la coalition unissant dans la douleur la gauche, la droite, les écologistes et une partie des centristes, face à la menace séparatiste et extrémiste. Car il s’agit d’un Flamand accusé de favoriser une firme française. Et parce que les principes mis en cause sont très symboliques : la transparence, l’honnêteté, le respect des institutions.

Le modèle Reynders

Personne ne le relève en Belgique, mais ce qui se produit aujourd’hui avec Frankie Vandenbroucke, pressenti à un poste de commissaire européen, rappelle la fin de règne du néolibéral Didier Reynders. Il y a cinq ans : accumulant les casseroles après quasi vingt ans de présence au pouvoir, le ministre belge des Finances puis des Affaires étrangères avait à ce point contribué à la fragilisation de l’État, notamment avec l’affaire du Kazakhgate, qu’il n’aurait jamais dû faire partie de l’exécutif européen piloté par l’Allemande Ursula von der Leyen. Surtout avec le portefeuille de la Justice et de la Protection de… l’État de droit.

Le 24 mars, sur le plateau de la chaîne d’info flamande VTM Nieuws.
Image VTM Nieuws

Toutes proportions gardées, Frank Vandenbroucke s’inspire sans doute du même « modèle », de fin de mandat. Le ministre socialiste a trouvé des appuis au sein du gouvernement — les mêmes que ceux qui avaient aidé Reynders, il y a dix ans — pour faire amender en bout de course un projet de loi censé améliorer la transparence des décisions politiques et administratives.

Dans la grande coalition dirigée par le libéral flamand Alexander De Croo, les Verts étaient les plus fervents partisans de cette réforme. Ils défendaient un texte qui aurait obligé l’homonyme belge de la CADA française (la commission d’accès — censée indépendante — aux documents administratifs) à délivrer aux partis d’opposition, aux journalistes curieux ou aux simples citoyens les documents qu’ils demandent.

L’impossible transparence

Inacceptable pour Vandenbroucke, sachant qu’un sixième environ des demandes concernent des matières sous sa responsabilité politique, dont ces fameuses questions piquantes relatives aux contrats décrochés par Movianto. Autant de documents que le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique refusait de dévoiler. Un des membres de son cabinet l’a expliqué à Claude Archer, le patron de Transparencia.

« Après mon audition au Parlement l’an dernier, explique ce militant de la transparence à Blast, lors de l’examen du projet de loi, j’ai été contacté par un de ses conseillers qui m’a expliqué que Frank Vandenbroucke s’opposait au durcissement de la loi, car il ne voulait pas rendre publics les documents liés à la crise Covid. »

La transparence ? Pas pour lui, et certainement pas par lui…
Image compte FB FV

Finalement, la CADA belge ne sera pas contrainte de fournir chaque pièce sollicitée, le projet de loi sur la transparence en restant à ce stade. Mais au fait, pourquoi les écologistes ont-ils cédé ? Faut-il comprendre qu’il fait si peur, ce vice-premier ministre doté d’une intelligence supérieure à la moyenne ? Fallait-il gommer à tout prix tout signe de tension, au sein de ce gouvernement de la dernière chance, avant une prise de pouvoir (possible) par une alliance des nationalistes et de l’extrême-droite flamande ?

Il n’y a pas encore de réponses à ces questions.

[Suite :
https://www.blast-info.fr/articles/2024/des-espions-dans-le-covid-2-scandale-medista-la-bombe-ukrainienne-rescue-explose-dans-la-politique-belge-KYF3FqiFTcW-78dLG2EkJw]


(1) Contactée, Viviane H., la haute fonctionnaire du Service public fédéral belge de la santé (le SPF Santé publique), contre qui le ministre Vandenbroucke a annoncé la semaine dernière le dépôt d’une plainte, n’a pas répondu au moment où nous publions cet article.

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