03/06/2024 (2024-06-03)
[Source : breizh-info.com]
Nous rapportions la semaine dernière le retour de mission humanitaire de l’ONG Ouest-Est, qui œuvre dans le Donbass auprès des populations victimes de la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Nous avons dans la foulée interviewé Nikola Mirkovic, à l’initiative de ces missions humanitaires, qui nous apporte un témoignage éclairant sur ce qu’il a vu, et sur la situation sur place.
Breizh-info.com : Quelle est la situation humanitaire au Donbass à l’heure actuelle ?
Nikola Mirkovic : La situation demeure complexe et inégale du côté russe. Les combats se déroulent tout le long de la ligne de front. Plus on s’éloigne de cette ligne, plus la vie est convenable sachant qu’on demeure dans une zone de conflit et qu’aucun coin du Donbass n’est à l’abri des bombardements. Sur la ligne de front il reste peu de civils, mais certains irréductibles refusent de partir, ils sont approvisionnés en général par les forces armées sur place. En s’éloignant des zones de combat, ce sont des associations humanitaires locales ou les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk qui prennent le relais soit pour héberger les réfugiés soit pour nourrir et soigner ceux qui sont restés sur place.
Ces personnes survivent dans des décors innommables. Ils vivent de l’aide humanitaire et du « système D » qu’il ne faut absolument pas négliger en temps de guerre. J’ai été vraiment impressionné de voir comment l’ingéniosité humaine permet à l’homme de s’habituer à son environnement même le plus chaotique. À Popasna, par exemple, où nous avons distribué de l’aide humanitaire, il n’y a plus d’eau courante ni d’électricité depuis deux ans. Sur cette ville de 18 000 habitants avant-guerre, la grande majorité des citoyens a fui, seules 800 personnes y vivent encore aujourd’hui dans des conditions très précaires. Au-delà de la zone de guerre à proprement parler, les habitants du Donbass vivent une vie plus calme avec des accès à tout ce qu’il faut pour bien vivre. Cette année je n’ai eu ni coupure d’électricité ni coupure d’eau à l’arrière de la ligne de front contrairement aux années précédentes. À Donetsk, dans les grands super marchés, les rayons sont très bien achalandés et beaucoup de personnes viennent y faire leurs courses.
Breizh-info.com : Pourquoi les autorités russes, qui revendiquent le territoire, n’ont-elles pas fait le nécessaire pour permettre à la population de vivre dignement, population qui s’est déjà sentie abandonnée depuis 2014 ?
Nikola Mirkovic : Il n’y a pas de reconstruction russe dans la zone de guerre entre la ligne de front et une zone de quelques dizaines de kilomètres. C’est une zone de guerre, une zone de désolation. Les Russes ne veulent pas reconstruire là où ils peuvent encore être les cibles d’obus et de missiles. En revanche quand vous vous éloignez significativement de la ligne de front, sans pour autant avoir les garanties d’être à l’abri des bombardements, les autorités russes investissent beaucoup. Les grandes routes sont en train d’être refaites complètement ainsi que plusieurs axes ferroviaires. Les immeubles sont progressivement reconstruits. À Volnovakha, qui a été reprise il y a deux ans, les bombardements se font rares et les autorités locales reconstruisent les habitations. Tout n’est pas encore rénové et il y a encore beaucoup de vestiges visibles de la guerre, mais ceux-ci jouxtent des bâtiments administratifs flambants neufs et des nouvelles habitations modernes. Quant à Marioupol, elle est devenue une ville symbole pour les Russes. Ils reconstruisent partout : il y a beaucoup de nouvelles constructions et des efforts significatifs sont fournis pour effacer les traces de la guerre. J’y étais un jour ensoleillé et les personnes étaient nombreuses à se balader le long du bord de mer et à se poser aux terrasses des cafés. Si ce n’était le passage régulier de véhicules ou d’hélicoptères militaires et la vue d’Azovstal au loin, il serait impossible de savoir qu’il y a une guerre de très haute intensité à seulement une centaine de kilomètres de là. Si les Russes continuent d’avancer, les villes qu’ils récupéreront espéreront sans aucun doute la même transformation radicale que Marioupol qui devient plus jolie qu’avant la guerre.
Breizh-info.com : Comment est la situation militaire sur place ? Militairement, il semblerait que l’Ukraine ait sacrifié une large partie de sa jeunesse sur le front. Que veulent les Russes désormais ? À quoi faut-il s’attendre ?
Nikola Mirkovic : D’un point de vue militaire, ce sont les Russes qui sont à l’initiative en ce moment, depuis l’échec de la contre-offensive de Kiev appuyée par l’OTAN l’été dernier. Ils ont engrangé des succès notables récemment à Avdeïevka et avancent sur Kharkov et Chasov Yar. Les Russes ont pris à peu près 278 kilomètres carrés à V. Zelensky entre le 9 et le 15 mai. Pour autant ce ne sont pas des avancées spectaculaires et la ligne de front ukrainienne s’affaiblit sensiblement, mais tient encore. La stratégie russe semble être de mener une guerre d’attrition de l’armée ukrainienne. Le but est d’épuiser les forces de Kiev et d’éliminer le matériel de l’OTAN jusqu’à ce que des pans du front se fissurent. Le gain territorial est secondaire dans un premier temps, mais il est certain que les Russes voudront avancer à terme au moins jusqu’aux frontières historiques des quatre régions qu’ils réclament. Les Russes perdent moins d’hommes que les Ukrainiens, car c’est essentiellement leur armée qui est sur place alors que Kiev envoie de nombreux conscrits qui ne savent pas encore se battre ou ne veulent pas se battre. Il y a des unités de très grande qualité du côté de Kiev, mais elles ne peuvent couvrir tout le front. Les Russes le savent et donc ils pilonnent sans arrêt pour harasser l’adversaire tout en protégeant au mieux leurs propres troupes. Leur matériel est bien plus sophistiqué que ce que l’OTAN ne le croyait et leurs moyens de production industrielle sont impressionnants. Aussi, la guerre électronique et l’invasion des drones a, en partie, changé la configuration des batailles. Pour avoir été survolé par un drone il y a quelques jours sur place, je peux vous garantir qu’ils sortent de nulle part et sèment rapidement la panique.
Vous parlez de sacrifice de la jeunesse ukrainienne et vous avez raison. Zelensky envoie sa jeunesse de gré ou de force au casse-pipe dans un véritable bourbier. Il ne se bat pas pour l’Ukraine et la paix, mais pour une guerre par procuration au nom des Etats-Unis. Son ancien ministre de la défense Oleksii Reznikov l’a d’ailleurs bien rappelé : « Nous menons aujourd’hui la mission de l’OTAN. Ils ne versent pas leur sang. Nous perdons le nôtre. » Je vous invite à écouter la dernière interview de Tucker Carlson qui interroge l’un des spécialistes de la région, l’économiste et ancien diplomate américain Jeffrey Sachs. Jeffrey Sachs est un des seuls hommes de la planète qui a ses entrées aussi bien à la Maison-Blanche qu’au Kremlin. Il explique très bien les racines américaines et atlantistes de cette guerre et la responsabilité de Washington et de ses alliés européens atlantistes dans cette boucherie. Dans mon livre Le chaos ukrainien. Comment en est-on arrivé là ? Comment en sortir ?, j’explique également les racines états-uniennes du conflit et pourquoi Washington s’est servi de l’Ukraine pour tenter d’affaiblir Moscou. J’explique la genèse de cette guerre américaine que nous, Européens, aurions dû éviter, mais que nous avons laissé se dérouler à cause de la soumission de nos élites atlantistes à Washington.
Russes et Ukrainiens ne voulaient pas la guerre. Un traité de paix était quasiment conclu entre les deux camps au printemps 2022, mais celui-ci a été sabordé par les atlantistes. Maintenant que le conflit a explosé, les Russes ne feront pas marche arrière jusqu’à ce qu’ils aient atteint leurs objectifs qui, d’après moi, sont la neutralité de ce qu’il restera de l’Ukraine et au moins la récupération des quatre oblasts (régions) de Donetsk, Loughansk, Zaporozhye et Kherson. Odessa, Kharkov et Soumy sont certainement sur la liste également et ils iront jusqu’au Dniepr s’ils le peuvent. Kiev demeure une énigme, elle représente la « mère de toutes les villes russes » d’après les Chroniques de Nestor au XIe siècle. Je ne les vois pas vouloir récupérer la rive droite du Dniepr sur le long terme en revanche. Comme le journaliste d’investigation américain Seymour Hersh, je ne pense pas que Poutine veut envahir la Pologne ou l’Europe de l’Ouest. C’est un morceau trop gros à avaler qui n’a aucun intérêt pour la Russie. Les Russes ont déjà le plus grand pays du monde et ne cherchent pas de nouveaux territoires difficiles à contrôler. S’ils gagnent au Donbass et les environs, ils auront déjà beaucoup de pain sur la planche à reconstruire les territoires récupérés et les intégrer dans le reste du pays.
Les Russes ne veulent pas d’une Ukraine atlantiste avec des troupes de l’OTAN sur leur frontière et ils se battront jusqu’au bout, car ils estiment que l’OTAN sur une si grande frontière est une menace existentielle pour leur sécurité. Le problème est que les atlantistes savent que si la Russie gagne, leur modèle mondialiste en sortira sensiblement affaibli. Les discours et actes de plus en plus hargneux des capitales européennes constituent une escalade belliqueuse sans précédent. Ni les Russes ni les Américains ne peuvent se permettre de perdre cette guerre et le risque de l’escalade nucléaire n’est vraiment pas à prendre à la légère. Dans ce cas-là il n’y aura que des perdants en Europe. Le retour à la diplomatie et à la volonté de pacifier tout notre continent est indispensable.
Breizh-info.com : Quelles opérations mène votre association ?
Nikola Mirkovic : Nous menons des missions humanitaires dont le but est d’aider les plus faibles c’est-à-dire essentiellement les enfants et les vieux. Nous distribuons de l’aide alimentaire et des produits d’hygiène aux familles, des médicaments et du matériel médical aux hôpitaux et aux dispensaires, des jouets aux enfants, du matériel de sport aux adolescents et du matériel scolaire aux écoles. Lors de ce dernier voyage, nous avons aussi distribué des générateurs électriques en zone de guerre dans les quartiers dépourvus d’électricité courante et nous avons également acheté une nouvelle porte pour une école à Stepano Krynki. Cette année était particulièrement émouvante pour moi, car il s’agissait de ma 10e mission humanitaire sur place depuis que la guerre a éclaté en 2014. J’y ai vu il y a quelques jours des enfants de moins de 10 ans qui n’ont jamais connu autre chose que la guerre. En Europe au XXIe siècle c’est une honte.
Tout au long de ces années, nous avons tissé de très bons liens avec les locaux, les hôpitaux, les écoles et l’Église orthodoxe. Nous sommes reconnus sur place et y disposons d’un bon réseau. Cela nous permet de travailler dans de bonnes conditions et de nous focaliser sur l’aide humanitaire afin d’apporter aux populations qui souffrent ce dont elles ont besoin. Vous pouvez en savoir plus sur notre site internet www.ouest-est.org.
Breizh-info.com : Avez-vous des contacts avec des humanitaires qui, dans le Donbass, ou plus à l’ouest, aident les populations civiles ukrainiennes elles aussi victimes de la guerre ?
Nikola Mirkovic : Oui il y a quelques années nous travaillions avec une association proche de l’église orthodoxe qui apportait de l’aide des deux côtés. Depuis 2022 c’est terminé. Nous avons plusieurs contacts avec des associations locales, mais plus aucune que nous connaissons aide les deux côtés de la ligne de front. Techniquement c’est quasiment impossible à réaliser. Sinon je connais de nom des associations qui aident les Ukrainiens de l’autre côté de la ligne de front. Aucun être humain ne devrait avoir à subir les affres de la guerre. Nous, Européens, devrions le savoir plus que d’autres. Aider les plus fragiles et ceux qui souffrent me paraît indispensable et ce quel que soit le camp dans lequel ils se trouvent. Vous savez, si 1 % des plus de 200 milliards d’euros dépensés par les US et l’UE pour la guerre en Ukraine avait été dépensé pour la paix et la stabilité, le problème régional aurait été réglé depuis longtemps et tous les habitants de la région vivraient en paix.
Breizh-info.com : Plus globalement, ne pensez-vous pas que cette guerre constitue à nouveau, 100 ans après la guerre de 14-18, un nouveau suicide en Europe, du fait d’un nombre de victimes et de blessés des deux côtés très importants ?
Nikola Mirkovic : Cette guerre est une autodestruction sans nom, une autolyse slave, un traumatisme et une blessure pour tous les Européens et toutes les personnes sensibles à ce qui s’y passe. J’ai vu des choses horribles sur place qu’aucun être humain ne devrait avoir à subir. On nous avait dit que l’Europe c’était la paix, mais on voit que c’était encore un mensonge. L’Union européenne n’a rien fait pour empêcher cette guerre. Au contraire elle n’a fait que mettre de l’huile sur le feu jusqu’à ce que deux peuples européens se battent à mort. Pendant ce temps l’Oncle Sam tire les ficelles. Il cueille les dividendes d’une guerre qui alimente son complexe militaro-industriel et lui permet de nous vendre son gaz naturel liquéfié quatre fois le prix que ce qu’il le vend à ses propres entreprises tout en nous maintenant sous son joug. Je connaissais bien Kiev et l’est de l’Ukraine avant la guerre et mon cœur est déchiré quand je vois ce qu’il s’y passe. Ne soyons pas dupes, cette guerre n’aurait jamais eu lieu si les atlantistes ne l’avaient pas initiée. Ils pourront en lancer d’autres ailleurs et même en Europe de l’Ouest. Ne pensons pas que tout cela est loin de nous et ne nous concerne pas. Au contraire le risque n’a jamais été plus grand de nous retrouver aspirés dans cette guerre pour servir des intérêts qui ne sont pas les nôtres. Plus que jamais il faut avoir le courage de rejeter l’allégeance atlantiste de notre classe politique et de se battre pour la paix et la stabilité de l’Europe (« de l’Atlantique au Pacifique ») et ailleurs dans le monde du reste.
Propos recueillis par YV
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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