L’oreille et la pomme

16/07/2024 (2024-07-16)

[Source : dedefensa.org]

Par Philippe Grasset

• Les théories complotistes ont fleuri, jusqu’à y voir un montage trumpiste pour récolter les lauriers d’un héroïsme hollywoodien. • Qui peut dire, et notamment quel George Clooney accepterait un rôle avec visée exclusive du haut de l’oreille droite ? • Au reste, qui peut dire si la pomme visée par Guillaume Tell n’était pas aussi un montage, et son fils un acteur de circonstance ? • Bref, l’écume des jours a déferlé sur l’événement, mais n’a pour résultat que de mettre en évidence l’exceptionnalité du comportement du candidat républicain. • La crise est entrée dans son paroxysme.


Il ne fait aucun doute que la tentative d’assassinat contre Trump, et le comportement extraordinaire du candidat constituent un tournant historique dans l’histoire des États-Unis ; et ne nous y trompons pas, pas nécessairement vers un meilleur, mais certainement vers un paroxysme de la crise. Le candidat républicain a acquis durant ces quelques secondes tragiques une aura exceptionnelle, représentant en soi un événement bouleversant.

Face à lui, l’establishment, encalminé dans cette affaire de la vieillesse et de la dégradation de l’état de santé et la capacité cognitive de Biden. Un commentateur russe cité par John Helmer fit cette remarque pince-sans-rire concernant Joe Biden :

« Biden est parfaitement à sa place : il représente complètement l’aspect décati, épuisé et hagard de l’establishment US, de ce qu’ils appellent “État profond” et de l’hégémonie américaniste… »

Le signe le plus évident de cet état malheureux de l’« État profond », si profond qu’il semble manquer d’air, c’est sa lenteur à prendre des décisions et son impuissance à les exécuter. Comment ont-ils pu attendre la fin de son mandat pour découvrir qu’il fallait ranger Biden dans un EPHAD de luxe, si tard qu’ils ne sont pas sûrs d’y parvenir ? Comment ont-ils pu attendre 2024 pour liquider Trump qui était déjà un danger à l’été 2016, — et pour le rater en lui offrant la plus formidable mythologie de ce monde politique, avec cette image de lui illustrant et symbolisant pour la foule de ses partisans un véritable héroïsme patriotique ?

Et le Washington « Post » lui-même, sur cette fameuse photo historique de Trump après le coup de feu qui le blesse, où d’autres ont vu une analogie involontaire et symbolique avec cette statue fameuse des Marines hissant le drapeau des États-Unis sur le sommet de la plus haute montagne de l’île de Iwo-Jima :

« Trump est vu avec du sang sur le visage, son bras droit levé pour brandir un poing à l’intention de la foule tandis que le drapeau américain flotte au-dessus de sa tête… Indépendamment de la façon dont cette photographie est lue et interprétée, elle est fortement construite, avec des angles agressifs qui reflètent le chaos et le drame du moment, et un équilibre puissant de la couleur, tout en rouge, blanc et bleu, y compris le ciel azur au-dessus et la bannière décorative rouge et blanche en dessous… Trump semble émerger de l’intérieur d’une version déconstruite de ses couleurs de base… C’est une photographie qui pourrait changer l’Amérique pour toujours. »

Le choix de J.D. Vance

Nous n’avons jamais caché notre préférence pour le choix de Tulsi Gabbard comme candidate vice-présidente de Trump. Ce choix n’a pas été fait, sans doute parce que la vertu essentielle de Gabbard risque de ne pas effacer son péché originel pour un certain nombre d’électeurs républicains. Démocrate à l’origine, elle s’est détachée de son parti à partir de 2016 jusqu’à en démissionner en 2022 en devenant l’une de ses principales critiques, estimant que ce parti était devenu le principal danger pour l’avenir des USA ; pour autant elle a conservé certaines valeurs sociales des démocrates. Trump a préféré un autre candidat qui, à notre avis, équivaut à Gabbard sur les questions essentielles de sécurité nationale : le sénateur républicain J. D. Vance.

Voici l’avis de Larry Johnson sur J.D. Vance :

« Je pense que c’est un excellent choix. Vance est l’une des rares voix isolées au Sénat à remettre en question la sagesse de continuer à verser des fonds des États-Unis. l’argent des contribuables, dans la fosse à merde ukrainienne. Vance, qui a servi comme Marine (atteignant le grade de caporal), a au moins la compréhension des implications d’un président prenant des décisions qui peuvent envoyer de jeunes soldats et des Marines au combat. Zelenski doit être paniqué. Si Trump et Vance l’emportent, ses jours d’escroquerie seront terminés.

Ce choix fait également hurler d’indignation la foule républicaine de Bush, car il marque un écart clair par rapport à la vision néoconservatrice de la lutte contre le monde et un passage à un message populaire qui met l’accent sur l’amélioration de la vie des Américains aux États-Unis, plutôt que sur le gaspillage de milliards de dollars dans des aventures militaires désastreuses à l’étranger.

Vance représente le genre de candidat que la classe moyenne américaine soutient depuis longtemps. Il est né et a grandi dans la pauvreté des Appalaches et, grâce à sa propre détermination, a fréquenté l’université, a obtenu son diplôme complet de la faculté de droit de Yale et n’est entré en politique que pour parler au nom de la classe moyenne oubliée. Mieux encore, il est, pour reprendre une expression de Boston, « méchamment intelligent » [« wicked smart »] ».

Il s’agit déjà d’un constat satisfaisant pour le Trump de 2024 par rapport au Trump-2016 : en parfait contraste avec le terne et néanmoins neocon Mike Pence qui trahit Trump en janvier 2021, le choix d’une vedette populiste et pacifiste prometteuse du Sénat. Nous espérons simplement que Trump poursuivra en donnant à Tulsi Gabbard un poste important dans son équipe de sécurité nationale.

Il faut également noter que le choix de Trump a été accéléré. Il était primitivement prévu pour après la convention démocrate et la résolution du « cas Biden », selon la personnalité choisie si la direction démocrate arrivait à convaincre Biden de s’en aller — ce qui n’est pas fait. Trump a bousculé son calendrier pour prendre une assurance : disposer d’un bon remplaçant en cas de malheur — temporaire ou définitif — de son côté, après « l’incident » (comme dit CNN) de Butler, et similaire à celui-ci. Il reste en effet trois gros mois de campagne et l’on a vu que l’efficacité du système de protection du candidat laisse à désirer.

Une dimension métahistorique

Le comportement de Trump après avoir été blessé a très fortement impressionné bien des commentateurs, même chez ses adversaires comme on l’a vu indirectement avec le Washington « Post ». Les termes employés pour décrire l’extraordinaire circonstance qui fait du tir sur l’oreille de Trump un cas historique à contre-emploi supérieur à la pomme de Guillaume Tell posée sur la tête de son fils, suivi du comportement de Trump, ont des accents mystiques et spirituels… Ainsi, du tweetX de Vivek Ramaswamy :

« Ils l’ont d’abord poursuivi en justice. Puis ils l’ont persécuté en justice. Ensuite, ils ont essayé de le retirer du scrutin. La seule chose plus tragique que ce qui vient de se passer, c’est que, si nous sommes honnêtes, ce ne fut pas vraiment un choc. L’inévitable condamnation rituelle de la violence politique par Biden aujourd’hui (quand elle surviendra) sera insuffisante et hors de propos. Aucun verbiage d’aujourd’hui ne change le climat national toxique qui a conduit à cette tragédie.

Apoorva et moi pleurons le participant au rassemblement qui a apparemment été tué par le tireur. Nous pensons que le fait que le président Trump soit actuellement en sécurité n’est rien de moins qu’un acte de Dieu. Mon cœur me dit que Dieu est intervenu non seulement pour Trump, mais pour notre nation. Aujourd’hui, la survie future des États-Unis d’Amérique se résume à moins d’un cheveu sur la trajectoire d’une balle. »

Vous vous dites : c’est du verbiage, tout ça. La même chose que Napoléon dans sa proclamation au soir d’Austerlitz, sans que l’on se réjouisse pour autant de cette bataille et de ses dizaines de milliers de morts, — mais il reste l’Histoire qui est à cet instant, verbiage ou pas, rien moins que de la métahistoire :

« Il suffira de dire “J’étais à Austerlitz” pour qu’on dise : “C’est un brave”… »

Alors, la transcription dans la vie quotidienne de l’événement, avec la trace illustrée qui en subsistera, devrait ouvrir un chemin assuré vers la victoire en novembre 2024. Ainsi l’exprime, dans le Wall Street « Journal », la commentatrice Peggy Noonan :

« Oh non, pas encore… J’ai envoyé un texto à l’ami que je devais rejoindre pour le dîner : “Quelque chose s’est passé”… J’ai appelé un parent et je lui ai dit d’allumer la télé… Nous avons regardé Trump être soulevé… Nous avons vu le sang près de son oreille… Quand ils l’ont descendu de l’estrade et qu’il a brandi son poing pour la foule et a crié : “Battez-vous”, mon parent a dit : “Eh bien, c’est fini”… Cela signifiait pour l’élection… Cela signifiait que vous ne donnez pas à l’Amérique une image pareille à une personne destinée à perdre, vous donnez à l’Amérique une image pareille et elle entre pour toujours dans la mythologie politique. »

Effectivement, on n’imagine pas autre chose ; effectivement, « en temps normal on dirait que c’est fini et qu’il a gagné », commentait Alexander Mercouris avec l’approbation d’Alex Christoforou. Mais, poursuit aussitôt le second, « Nous ne sommes pas dans un temps normal ». On, ne peut mieux dire., et l’on peut même étendre cette remarque au temps d’après, même si Trump remporte la victoire en passant d’un cheveu entre les balles.

Les lendemains qui tonnent

Il est vrai qu’aucune élection, dans l’histoire agitée des États-Unis, n’a été conduite dans un tel climat de confusion et de désordre, caractérisé par des haines et des peurs réciproques que rien ne semble devoir, ni pouvoir, ni même vouloir apaiser. Pour cette raison, nous ne pouvons arrêter notre regard prospectif concernant le climat et le sens général des événements au seul événement de l’élection — surtout, sans rien prévoir d’assuré. En admettant le plus probable aujourd’hui, qui est une victoire de Trump, et d’un Trump averti, expérimenté dans la bagarre politique, ayant goûté au prix du sang, — et nous disons qu’alors rien, absolument rien n’est réglé. L’élection de Trump en novembre, c’est tout juste, selon les expressions employées par Churchill pour décrire la guerre, c’est à peine « la fin du commencement ». Et tout cela dans une époque où chaque jour apporte ses surprises, où le temps et l’espace acceptent de se contracter pour permettre l’accélération sans cesse grandissante de la production d’événements.

La victoire de Trump exacerbera les oppositions — quand l’on voit et lit nombre de réactions d’adversaires de Trump sur TweetX et ailleurs, on en est convaincu. Il est assez probable que l’on sera très rapidement sur des territoires de l’illégalité, alors qu’on les frôle, sinon y pénètre par instant et circonstance dans la situation actuelle. La nature infiniment complexe des États-Unis, avec les pouvoirs intermédiaires qui réclament leur souveraineté (les États), le poids des richesses et leur action transgressant la politique d’une façon ouverte et admise par tous, la disposition universelle d’armes jusqu’aux plus puissantes par les citoyens eux-mêmes, enfin les circonstances actuelles de polarisation, tout conduit à l’impossibilité de conclure à la possibilité d’un transfert apaisé d’autorité, — d’une autorité qui n’existe même pas, qui est à « reconquérir ». (Bien entendu dans le cas inverse, celui d’une défaite de Trump, la situation serait pire encore, dans le sens de la signification, et dans tous les sens des événements.)

Alors peut commencer à se déployer la splendeur admirable des hypothèses sans nombre ni la moindre restriction sur l’avenir de cette puissance anciennement exceptionnelle, et désormais puisque l’Amérique est en train justement de perdre cette aura auquel elle prétendait avoir droit. On connaît nos convictions à cet égard — savoir que les USA se déferont de la même manière qu’ils se sont faits, mais à l’inverse : en défaisant les liens rattachant les États les uns aux autres. En un mot, un « retour à la normale », avec une Amérique chargée de toutes les illusions de son ancienne puissance acceptant de rentrer dans le rang qu’elle est habituée à commander et à orienter, nous paraît infiniment improbable.

L’attentat contre Trump et le doigt de Dieu poussant légèrement son visage pour remplacer son crane par une oreille, est un événement sans aucun doute métahistorique en même temps qu’anatomiquement habile. Reste à voir ce qu’il célèbre du destin de l’Amérique, avec le véritable rôle de Trump dont nous avons toujours pensé qu’il était destiné à jouer le déconstructeur du Système, c’est-à-dire le déconstructeur d’un système lui-même déconstructeur, c’est-à-dire un opposant direct et frontal du globalisme déconstructeur. Bref, notre religion est faite parce qu’avec Trump auréolé de son comportement à Butler et cette élection de novembre 2024, les véritables enjeux sont sur la table et chassent les vieux classements hérités du XIXe siècle (la « gauche » et la « droite » dont se repaissent les Français jusqu’à plus soif pour faire durer le plaisir de l’effondrement d’un système bricolé par des amateurs). Chacun sait désormais pour quoi il se bat et contre qui il se bat.

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