12/11/2023 (2023-11-12)
Par Nicolas Bonnal
Frédéric Bernays : « les chefs invisibles nous gouvernent en vertu de leur autorité naturelle, de leur capacité à formuler les idées dont nous avons besoin, de la position qu’ils occupent dans la structure sociale. Peu importe comment nous réagissons individuellement à cette situation puisque dans la vie quotidienne, que l’on pense à la politique ou aux affaires, à notre comportement social ou à nos valeurs morales, de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens — une infime fraction des cent vingt millions d’habitants du pays — en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles : ils contrôlent l’opinion publique, exploitent les vieilles forces sociales existantes, inventent d’autres façons de relier le monde et de le guider. » Reprise de Frédéric Bernays et Roberto Michels sur nos leaders modernes, pas si invisibles que cela finalement depuis quelque temps.
Nos oligarchies expliquées aux moins nuls
On parle d’oligarchies en France, en Amérique et en France. Voyons de quoi il retourne, car cette notion grecque est vieille comme la lune.
Dans son livre sur les partis politiques (sixième partie, chapitre deux), le légendaire Robert Michels reprend (et n’établit pas), à partir des théoriciens Mosca et de Taine, sa thèse sur la loi d’airain des oligarchies. Et cela donne, dans l’édition de 1914 :
« Gaetano Mosca proclame qu’un ordre social n’est pas possible sans une “classe politique”, c’est-à-dire sans une classe politiquement dominante, une classe de minorité. »
Michels indique aussi, sur la démocratie et son aristocratie parlementaire ou intellectuelle :
« La démocratie se complaît à donner aux questions importantes une solution autoritaire. Elle est assoiffée à la fois de splendeur et de pouvoir. Lorsque les citoyens eurent conquis la liberté, ils mirent toute leur ambition à posséder une aristocratie ».
Et il sent la menace bolchévique et stalinienne trente ans avant qu’elle n’apparaisse. Il suffit pour lui de lire Marx (un autre qui le voit bien à cette époque est notre Gustave Le Bon) :
« Marx prétend qu’entre la destruction de la société capitaliste et l’établissement de la société communiste, il y aura une période de transition révolutionnaire, période économique, à laquelle correspondra une période de transition politique et “pendant laquelle l’État ne pourra être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat” ; ou, pour employer une expression moins euphémique, nous assisterons alors à la dictature des chefs qui auront eu l’astuce et la force d’arracher aux mains de la société bourgeoise mourante, au nom du socialisme, le sceptre de la domination. »
On aurait donc une oligarchie vieille maison (Blum) et une autre de déraison, celle des communistes. Mais la démocratie parlementaire occidentale a tendance aussi à servir la minorité des possédants. Seul Bakounine le reconnaissait — et Michels le rappelle :
« Bakounine était l’adversaire de toute participation de la classe ouvrière aux élections. II était en effet convaincu que dans une société où le peuple est dominé, sous le rapport économique, par une majorité possédante, le plus libre des systèmes électoraux ne peut être qu’une vaine illusion. “Qui dit pouvoir, dit domination, et toute domination présume l’existence d’une masse dominée”. »
Bakounine énonce dès 1871 : ce peuple (le Français) n’est plus révolutionnaire du tout. Il redoutait aussi les marxistes.
Michels fait au moins une bonne prédiction sur le socialisme autoritaire façon soviétique :
« Le socialisme fera naufrage pour n’avoir pas aperçu l’importance que présente pour notre espèce le problème de la liberté… »
Loin de promouvoir le fascisme comme le prétendent les gazetiers, Michels analyse le dix-neuvième siècle. Sur l’Italie il écrit :
« Buonarotti dit que “La république idéale de Mazzini ne différait de la monarchie qu’en ce qu’elle comportait une dignité en moins et une charge élective en plus”. »
Michels subodore aussi un présent perpétuel puisqu’il cite le fameux Théophraste, contemporain d’Aristote et auteur des caractères qui inspirèrent ceux de La Bruyère. Sur les partis socialistes, les plus traîtres qui soient, et où que ce soit, il note cette évidence éternelle :
« Mais il existe un autre danger encore : la direction du parti socialiste peut tomber entre les mains d’hommes dont les tendances pratiques sont en opposition avec le programme ouvrier. Il en résultera que le mouvement ouvrier sera mis au service d’intérêts diamétralement opposés à ceux du prolétariat ».
Plus philosophique, ce point de vue qui montre que, comme Bruxelles ou le Deep State, toute bureaucratie échappe à son mandat et devient entropique et dangereuse :
« Le parti, en tant que formation extérieure, mécanisme, machine, ne s’identifie pas nécessairement avec l’ensemble des membres inscrits, et encore moins avec la classe. Devenant une fin en soi, se donnant des buts et des intérêts propres, il se sépare peu à peu de la classe qu’il représente.
Dans un parti, les intérêts des masses organisées qui le composent sont loin de coïncider avec ceux de la bureaucratie qui le personnifie. »
Sur cette notion de machine, étudier et réétudier Cochin et Ostrogorski. On comprend après que l’État finisse par servir la minorité qui le tient et en joue :
« Conformément à cette conception, le gouvernement ou, si l’on préfère, l’État ne saurait être autre chose que l’organisation d’une minorité. Et cette minorité impose au reste de la société 1′ “ordre juridique”, lequel apparaît comme une justification, une légalisation de l’exploitation à laquelle elle soumet la masse des ilotes, au lieu d’être l’émanation de la représentation de la majorité. »
C’est que l’ilote se contente de peu : manger, boire, regarder la télé, deux semaines de vacances…
Après cette loi d’airain, les conséquences et les inégalités qui vont avec :
« … il surgit toujours et nécessairement, au sein des masses, une nouvelle minorité organisée qui s’élève au rang d’une classe dirigeante. Éternellement mineure, la majorité des hommes se verrait ainsi obligée, voire prédestinée par la triste fatalité de l’histoire, à subir la domination d’une petite minorité issue de ses flancs et à servir de piédestal à la grandeur d’une oligarchie ».
Plus grave, et plus amusante aussi, cette observation :
« Il n’existe aucune contradiction essentielle entre la doctrine d’après laquelle l’histoire ne serait qu’une continuelle lutte de classes, et cette autre d’après laquelle les luttes de classes aboutiraient toujours à la création de nouvelles oligarchies se fusionnant avec les anciennes. »
Et de conclure en souriant, sur le ton du vieil Aristophane :
« On est tenté de qualifier ce processus de tragicomédie, attendu que les masses, après avoir accompli des efforts titaniques, se contentent de substituer un patron à un autre. »
Une parenthèse personnelle : le brave député, le chef d’entreprise aisé, le bon ministre insulté du coin n’est pas un oligarque. Un oligarque est une tête pesante et pensante qui conspire pour contrôler et étendre ses réseaux sur le monde. Et personne n’a mieux défini les oligarques de la présente mondialisation que Frédéric Bernays, qui écrivait en 1928, longtemps avant les Brzezinski, Soros et autres Bilderbergs :
« La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »
Bernays ajoutait froidement :
« C’est là une conséquence logique de l’organisation de notre société démocratique. Cette forme de coopération du plus grand nombre est une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d’une société au fonctionnement bien huilé… nos chefs invisibles nous gouvernent en vertu de leur autorité naturelle, de leur capacité à formuler les idées dont nous avons besoin, de la position qu’ils occupent dans la structure sociale. Peu importe comment nous réagissons individuellement à cette situation puisque dans la vie quotidienne, que l’on pense à la politique ou aux affaires, à notre comportement social ou à nos valeurs morales, de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens — une infime fraction des cent vingt millions d’habitants du pays — en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles : ils contrôlent l’opinion publique, exploitent les vieilles forces sociales existantes, inventent d’autres façons de relier le monde et de le guider. »
Bernays ajoute que le président US devient un dieu :
« On reproche également à la propagande d’avoir fait du président des États-Unis un personnage à ce point considérable qu’il apparaît comme une vivante incarnation du héros, pour ne pas dire de la divinité, à qui l’on rend un culte ».
Pas besoin de fascistes avec des démocrates comme ça. On rappelle avec Onfray que Bernays inspirait Goebbels et que son oncle Sigmund Freud envoyait ses livres dédicacés à Benito Mussolini.
Sources
Robert Michels – Les Partis Politiques : Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, 1914 (archive.org)
Frédéric Bernays – Propagande (introduction)
Nicolas Bonnal – Céline ; Dans la gueule de la Bête de l’Apocalypse
⚠ Les points de vue exprimés dans l’article ne sont pas nécessairement partagés par les (autres) auteurs et contributeurs du site Nouveau Monde.