Le vieux grimoire

Par Élisabeth

« Comment alchimiser notre réalité ? »

Le vieux grimoire paraissait bien vieux, mais contrairement à ce que je croyais, ce n’était pas un livre d’alchimie, mais juste un très très vieux livre de jardinage dont je pus quand même lire le titre en partie effacé : Jardiner avec la lune, exclusivement réservé aux Jardiniers de la Lune ! Mais comment reconnaître un Jardinier de la Lune ? Il doit bien y avoir d’autres précisions à l’intérieur, mais ouvrir ce livre sans l’abimer relevait déjà d’une gageure. La moindre des précautions : se montrer extrêmement précautionneuse. Mais tiens, oui ! Pour un vieux livre aux feuilles et à la couverture bien épaisses, il me parait étrangement léger, j’ai même la sensation qu’il y a du vide à l’intérieur ! Sensation confirmée, car en le secouant doucement, un petit bruit confirme qu’il y a bien quelque chose dedans ! Mais attention, trop d’empressement pour son grand âge pourrait se montrer néfaste, donc, commençons par l’ouvrir délicatement… Une délicieuse odeur de vieilles choses envahit mes narines ! La première page se laisse décoller sans difficultés. Quelques lettres à peine lisibles semblent danser sur le vieux parchemin : P.O.E.T.E.S, poètes ! Voilà donc un livre, à première vue, réservé aux Jardiniers de la lune, qui plus est poètes ! Pour moi, rien de bien étonnant, un jardinier fait du vert avec les légumes. De là à les cultiver en vers… et certainement pas contre tous ! Les timides vers de terre, eux qui donnent vie au sol, souvent piétinés, niés, oubliés, qui les beaux soirs de mai, de préférence de pleine Lune, sortent de terre pour concrétiser leurs amours, ne sont-ils pas ses petits laboureurs préférés ? Nous nageons en pleine poésie ! Alors les jardiniers de la Lune ne peuvent qu’être poètes… Après ces digressions, et pour faire avancer notre enquête, préoccupons-nous des pages suivantes. Sur la deuxième, rien, du moins en apparence, oui ! J’ai beau regarder de tous côtés, elle me semble bel et bien vierge. La troisième porte une inscription assez lisible : Devant l’adversité ! A petits pas, nous avançons… Là c’est ennuyeux, car les pages suivantes sont toutes collées, soudées entre-elles, impossible de les ouvrir. Zut ! J’espère ne pas rater une partie du message, tant pis, je continue, et soulève précautionneusement le paquet de pages collées. Surprise ! En fait elles sont collées à dessein, et servent de couvercle à une petite cavité soigneusement découpée dans les pages en plein milieu du livre ! Ouf ! Jusque là, je n’ai rien raté, alors voilà ce qui explique la légèreté et le bruit que j’entendais, car dans cette cavité, il y a quelque chose… Jauni et racorni, une sorte de petit sachet, miraculeusement intact vu l’état du livre ! Mais que peut-il bien contenir ? Armée d’une loupe, il me faut maintenant tenter de lire les lettres à peine visibles et qui semblent danser sur le papier du sachet. Ah oui ici pas de doutes ! Avec la transparence du temps qui passe, le mot poètes réapparait dans tout son mystère et sa grandeur ! Je pense tout de suite à mon propre père, grand jardinier (qui d’ailleurs n’a jamais cultivé avec la Lune), poète devant l’éternel vantant son athéisme à qui voulait l’entendre, qui signait ses livres de poésies : Louis Giordano, le jardinier poète ! Mon petit papa, je sais que là où tu te trouves maintenant, tu as finis par comprendre que le néant n’existe pas ! Et pour que ma pensée d’Amour arrive jusqu’à toi, vois, je te dédie cette nouvelle !
Mais revenons à notre sachet ! Autour de la découpe, et même bien lisible avec un minimum d’attention, je peux lire :
Mode d’emploi du sachet « Impression et senteurs de la forêt, haies, prairies sauvages et autres chemins habités par les lutins», à l’usage des Jardiniers de la Lune, Poètes épanouis au crayon rayonnant, mais aussi valables pour banals pousseurs de brouettes, manipulateurs de bêches et autres râteaux et bien sûr, des prisonniers au cœur pur (autres, s’abstenir) même devant l’adversité, à la recherche de la dimension cosmique de la transformation…
Mais que peut bien contenir ce sachet ? L’ouvrir comme cela bêtement sur un coup de tête serait facile, mais aussi peut-être dangereux pour le contenu qui, à n’en pas douter, doit être très précieux ! Il est aussi question de s’assumer devant cette adversité, alors méfiance ! Bref, je vous livre ce que j’ai pu déchiffrer dans les pages suivantes se rapportant au sachet et ce fameux mode d’emploi :
– Avant toute chose, se sentir prêt, et laisser sur le chemin toutes pensées parasites pouvant pervertir les effets du sachet.
– Prendre le sachet,
– Le faire passer d’une main à l’autre,
– Bien le regarder,
– Le retourner dans tous les sens,
– Le secouer près de l’oreille,
– Le regarder encore et encore un peu, et un peu plus.
– Puis se décider à prendre la décision d’ouvrir le sachet.
– Ne pas se presser,
– Ne pas se précipiter,
– Prendre son temps (la réussite de l’opération en dépend).
– Faire le silence, et là ! maintenant ! Ouvrir le sachet, en faisant bien attention que rien ne tombe, ni ne s’envole…
– Verser doucement le contenu dans le creux d’une main.
– Tout d’abord, retenir sa respiration pour ne pas volatiliser le précieux mélange.
– Puis le contempler, encore, et encore un peu, et un peu plus…
– Bien détailler le contenu (il est préférable d’en déterminer soi-même la composition plutôt que de bêtement la lire sur la notice) ; mais, toutefois, le prisonnier de longue date, aux sens un peu émoussés, pourra parcourir du regard la composition suivante, bien entendu non exhaustive :
Douceur de mousse, brins d’herbe séchée, feuilles envolées, humus frais, poils d’écureuils, chants d’oiseaux, pétales de violettes odorantes, tintement de clochettes de muguet, gouttes de rosée avec reflets, bruissements, murmures (de la forêt), brise fraîche et douce, 0,001% concentré de lumière sous forme de copeaux de rayons de soleil, ou de lune (selon l’heure), caresses de branches basses, ailes d’insectes, crottes de mulots, racine d’espoir, graines de liberté, germes d’amour, baisers de jouvence, zeste de volupté, souffle d’éternité, lueur de transcendance, larmes d’émotion, aria de la suite N°3 de Bach, BWW 1068, un poil de raton laveur, excipient : 99,998%.
– Observer,
– Ecouter,
– Fermer les yeux,
– Se vider tranquillement de son air,
– Ne pas se presser,
– Prendre son temps.
– Puis doucement, lentement, calmement, inspirer sans bruit, sans froisser l’air au passage, le contenu du sachet.
Si vous avez scrupuleusement suivi la notice d’utilisation, votre vie doit se transformer comme le recherchaient les alchimistes des temps jadis, comme ceux des temps présents. Tout ce qui fait votre réalité matérielle saute de toutes parts, votre conscience s’élargit à tout ce qui vit. Vous devez sentir toute la forêt pénétrer en vous, vous ensorceler, vous bercer, vous caresser. Vous devez entendre les arbres respirer et battre leur cœur, voir la danse sacrée des violettes, le soleil animer toutes choses ! Vous devez entendre le brame du cerf, le vagissement des souriceaux nouveau-nés, les fleurs rirent et danser, sentir la caresse du vent sur et dans votre corps, et enfin vous laisser gagner par le plus grand calme qui soit, grand ouvert sur toutes les réalités de tout ce qui vit sur Terre, tout les règnes, qu’il soit animal, végétal, minéral. Et bien d’autres choses encore…
Alors bien sûr, je n’ai pas hésité une seule seconde (surtout que le bien d’autres choses encore m’interpellait !). Confortablement installée là, dans le jardin, juste à la frontière entre l’herbe coupée et celle réservée au petit peuple de l’herbe, herbes folles diraient d’aucuns, royaume des sauterelles, mantes religieuses, criquets et autres petits batraciens, où je laisse l’herbe pousser, domaine de ce petit peuple qui nous enchante de ses harmoniques champêtres, et celle que je tonds en position la plus haute possible, pour mon propre espace, essayant du mieux que je peux, d’attraper, qui une verte sauterelle, un criquet, un grillon potelé, une araignée avec sa grosse poche d’œufs, une petite reinette, tous fuyant avec effroi devant l’horrible machine de mort. D’après les gens aveugles, « c’est plus propre ! », plus vert peut-être, mais mort ! Bien sûr, je n’ai pas la même idée de ce qui est « propre », c’est comme la guerre et les armes. Il y en a des « propres », parait-il, avec des bombes ou des missiles sortant directement des plus belles usines d’armement immaculées, avec des employés et des patrons impeccables aussi, et d’autres qui sont sales comme les armes chimiques : vous préférez quoi, pour mourir à la guerre, le fer ou le poison ?
Mais laissons cela aux êtres humains ordinaires, et revenons à notre sachet. Je me sentais prête, et j’ai laissé sur le chemin toutes pensées parasites pouvant pervertir ses effets. Je l’ai pris, fais passer d’une main dans l’autre, bien regardé, retourné, secoué près de mon oreille, et regardé encore et encore un peu, et là ! J’ai pris la décision, peut-être la plus importante de ma vie ; sans me presser, sans me précipiter, je me suis retrouvée dans le plus grand silence… Alors devant moi le sachet s’est mis à flotter, devenu transparent, il a disparu ne laissant que le contenu : un minuscule nuage mouvant, lumineux, vivant qui s’est approché de mon visage, plus près, plus près, je louche… S’arrêtant soudain avant de reprendre son avancé pour pénétrer juste là, entre mes deux yeux…
Ce qui s’est passé ensuite, je voudrais bien l’écrire, mais comment écrire ce qui est indicible, ce qui n’est pas de cette « réalité terrestre » ? Une magnifique lumière est apparue derrière mes paupières closes ! Tout est dans Un et Un est dans Tout, plus de séparation. Je vois la Terre, infime point de ce si vaste univers, si vivante, encore si gaie il n’y a pas si longtemps, avant l’arrivée de l’être humain. Pourtant, elle est de la plus haute importance pour nous, car elle est le support matériel de nos expériences terrestres quelles qu’elles soient ! Et le temps ? Une illusion ! Nous croyons être une individualité seule et unique, un simple point dans ce que nous pensons être son défilement. Nous croyons être beaux ou laids, malheureux ou heureux, etc. Mais en fait, la dualité est à la source de tout ! Nous croyons n’être que ce savant assemblage de cellules qui arrivent par hasard, et quitte la scène après sa brève apparition ?
J’ai vu la profondeur du ciel, je suis allée jusqu’au point zéro, j’ai vu l’Univers d’où nous venons, celui de la création instantanée. J’ai vu la vie partout, partout, l’Emotion, l’Amour, trame de cet Univers matériel. Je ne peux pas vous dire tout ce que j’ai vu. Puis l’espace qui s’était déployé à l’infini, a fini par se contracter autour de moi, et j’ai perdu connaissance… Quand je suis revenue à moi, j’étais toujours allongée dans l’herbe, à la limite entre la haute et la basse : quel rêve ! Quel voyage ! Le ciel, égale à lui-même, transportait quelques nuages, et le soleil en profitait pour s’y cacher. Ce rêve incroyable me laissait pourtant un étrange goût de réalité… M’asseyant, j’aperçois quelque chose dans l’herbe haute ? On dirait un vieux livre, dont toutes les pages jaunies doucement volent sous l’action de la brise qui soudain s’arrête, laissant deux pages offertes à la lecture :
Jardiniers de la Lune, devant l’adversité, respirez, souriez, écrivez…
Vous êtes la LUMIERE, vous êtes AMOUR, vous ETES…
Et voletant là-haut dans la brise revenue, un petit sachet jauni monte vers le ciel…
Oh, ne faites pas cette tête-là ! Et puis après tout, croyez bien tout ce que vous voulez. Créez ce que vous voulez pour votre vie après celle-ci ; votre croyance vous donnera toujours raison !