Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3

24/09/2022 (2022-09-17)

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2]

Par Joseph Stroberg

​3 — Soin urgent

Le chemin vers la demeure de Jiliern fut parcouru sans encombre. Elle habitait dans une modeste maison de pierres à plusieurs centaines de pas de Tilnern. Elle se sentait ainsi plus proche des lieux sauvages où elle devait rechercher les cristaux. La façade avant ne présentait que deux fenêtres et une porte en bois. La blessée se détacha de Tulvarn pour ouvrir cette dernière avant de rentrer et de lui demander de le suivre à l’intérieur. Ils se retrouvèrent dans une petite pièce équipée d’une simple table et d’un meuble accoté au mur qui leur faisait face. Les pierres des murs, la charpente de bois et les tuiles en terre cuite de la toiture étaient classiquement apparentes. Jiliern rangeait sa maigre vaisselle dans ce dernier sur l’étagère centrale, profitant de la place restante pour y stocker une grande variété de cristaux et de roches aux propriétés diverses. Elle vouait sa vie à ces derniers et n’entretenait qu’un rapport minimal avec la cuisine et les tâches ménagères. Sur la gauche de la cuisine se trouvait sa chambre et sur la droite, un garde-manger moyennement garni, surtout de fruits séchés et de conserves, ainsi qu’une pièce pour ses besoins corporels et d’hygiène.

— Votre demeure ressemble beaucoup à celle de mes parents, mentionna Tulvarn en s’approchant de la table.

— Oh ! vous savez, presque toutes celles du continent sont similaires, à quelques détails près, répondit Jiliern. Certaines, devant abriter des familles plus nombreuses, disposent de pièces plus grandes, mais rarement de davantage d’entre elles. Il paraît que sur les autres continents, elles peuvent être différentes, mais je n’y suis pas allée moi-même. La différence fondamentale entre les divers logis réside bien davantage dans leur mobilier, les artisans du bois se faisant une fierté d’apporter leur touche personnelle à leurs œuvres. Pour ceux de la pierre, il n’y a pas trente-six manières de construire des maisons solides qui peuvent franchir les siècles. Ceci explique leurs ressemblances.

— Je ne saurais dire, car j’ai vécu toute ma jeunesse sans sortir de mon village natal. Il a fallu le meurtre de mes parents pour m’en chasser. Je n’ai pas d’autre famille que mes relations au temple.

— Eh bien, je ne suis pas loin d’être dans la même situation que vous. Je n’ai qu’un lointain cousin qui réside sur le continent Gworni. Je ne l’ai jamais vu.

— Que sont devenus vos parents ? Vous n’avez pas non plus de frères et de sœurs ?

— Ils sont tous morts lors de l’épidémie de zeldis.

— Oh ! vous m’en voyez navré !

— Personne n’y peut rien. Ils sont dans un monde meilleur maintenant, s’il a plu au Grand Satchan.

— Soyez sûr que ça lui plaît toujours. Mon maître nous a souvent dit qu’il n’existait aucune ségrégation à ce niveau. Le processus de la mort est universel et tout le monde passe par les mêmes étapes, même si la perception de ces dernières peut différer pour différentes raisons, notamment à cause des croyances préalables de l’individu.

— Et vous le croyez ? Comment pourrait-il en être si sûr ?

— Lui-même est revenu de la mort, et lui et quelques autres maîtres du temple savent communiquer avec les trépassés.

— Mais comment être sûr qu’ils racontent la vérité ? Ce pourrait être des histoires pour nous rassurer, non ?

— Je ne pense pas. Nous avons appris aussi divers moyens de reconnaître quelqu’un qui ment. Tout d’abord, il se trahit par des gestes particuliers, tels que des rictus dissymétriques du visage. Mais surtout, sa vibration change.

— Comment pouvez-vous reconnaître cette « vibration » ?

— C’est une lecture subtile de l’individu, « psychique » si vous voulez. Et nous l’avons éprouvée lors d’exercices en commun avec certaines personnes qui mentaient volontairement et d’autres qui disaient la vérité sur divers sujets. Nous sentons lorsque quelqu’un ment, à condition de faire le vide d’émotions et de pensées, afin que celles-ci n’interfèrent pas sur le résultat de la lecture. Autrement, nous pourrions ne pas accepter le verdict, si je puis dire, et par exemple trouver que quelqu’un ment parce qu’il nous déplaît, engendre en nous des sentiments négatifs, alors qu’il dit la vérité. Et inversement, nous pourrions accorder du crédit à quelqu’un qui nous plaît alors qu’il ment manifestement et que nous le sentons bien. Nous tendons alors à nous baser sur les perceptions émotionnelles au lieu des plus subtiles et bien plus fiables. Nous refusons d’écouter la sensation de mensonge au détriment du caractère agréable de la présence ou de l’allure de l’individu.

— Je comprends. Mais je ne saurais pour ma part comment faire pour repérer cette vibration.

— Cela s’apprend. Et je pourrais vous montrer si vous m’accompagniez dans mon voyage. En fait, la plupart des gens l’ont déjà fait, mais ne le réalisent pas. Et je suis presque sûr que vous-mêmes savez déjà repérer ainsi le mensonge. Seulement, vous n’en avez pas pris conscience, peut-être parce que vous avez laissé cela se noyer dans des émotions ou des pensées diverses.

— Je ne sais pas. Je veux bien vous croire.

— Il ne s’agit pas de me croire sur parole. Je pourrais vous raconter des histoires ou simplement le résultat de mes propres illusions.

— Ha ! Ha ! Oui, je vois. Nous sommes en plein dans le sujet : apprendre à discerner la vérité du mensonge.

— En effet, confirma Tulvarn en souriant.

— Pour revenir à des préoccupations plus concrètes, voulez-vous manger quelque chose ? Pour ma part, j’ai horriblement faim.

— Dans votre état, c’est normal. Vous devez reconstituer votre volume sanguin perdu. Mais avant tout, il vous faudrait boire. Pour répondre à votre question, je mangerais bien quelque chose en effet, sauf peut-être des abats de tulkarn.

— Ha ! Ha ! Un fin connaisseur. Vous savez ce qu’il vaut mieux éviter. Pour ce qui est de boire, oui, je n’y manquerai pas. J’ai également dramatiquement soif. Je vais chercher de l’eau au puits.

— Je vous accompagne. Vous êtes encore faible.

— Si vous y tenez. Mais c’est tout prêt. Il ne devrait pas m’arriver grand-chose en si peu de temps.

— On ne sait jamais. Ce qui vous a attaqué pourrait nous avoir suivis.

— C’est vrai. Je n’y pensais plus. Bon, venez dans ce cas. Je serai plus rassurée de vous avoir près de moi, le sabre prêt à servir.

— Bien, alors allons chercher cette eau !

Jiliern et Tulvarn sortirent aussitôt, apercevant en face d’eux Matronix partiellement visible sur l’horizon. Vivement éclairé par Dévonia qui se trouvait derrière eux, l’astre énorme était magnifique. Ils contournèrent la maison par la gauche pour se diriger vers le puits qui se trouvait derrière, à l’abri d’un grand arbre aux larges feuilles. Son feuillage avait la propriété de faire s’écouler l’eau vers la périphérie. Celle-ci s’infiltrait progressivement dans le sol et se trouvait plus tard récupérée par le large réseau de racines. Le tronc et les branches demeuraient secs en permanence, évitant ainsi plus facilement la présence de champignons parasites.

Le puits lui-même était alimenté par une nappe d’eau plus profonde en provenance de la montagne. Dès qu’ils furent à sa hauteur, Jiliern se saisit d’un seau au pied du puits et l’accrocha à la corde du moulinet. Quelques instants plus tard, alors que Tulvarn surveillait les alentours, elle remonta le seau plein, puis ils rentrèrent sans problème à la maison.

— Finalement, nous n’avons eu aucune mauvaise surprise, constata Jiliern soulagée.

— En effet, mais tant que nous ignorons ce qui vous a blessée, peut-être vaut-il mieux se montrer trop prudent que pas assez. Vous sentez-vous d’ailleurs capable de rester seule ici ensuite, lorsque je serai parti ?

— Hum, je crains que non, maintenant. Jamais je n’avais eu pareille mésaventure. Peu de bêtes agressives demeurent maintenant dans la vallée, la plupart d’entre elles ayant été chassées par la Horde. Mais ignorer quelle en est la cause de ma blessure me paraît plus effrayant. Je ne pourrais plus continuer à chercher les cristaux comme avant en pleine nuit. Et le faire en plein jour m’est plus difficile, comme je vous l’ai mentionné.

— Alors, que comptez-vous faire ? Préférez-vous vous joindre à moi dans ma folle entreprise dont rien ne dit qu’elle aboutira ?

— Quelle entreprise ?

— Je pars chercher une relique mystérieuse nommée le Tétralogue.

— Jamais entendu parler !

— Pas étonnant, malheureusement. Même mon maître ne sait presque rien du sujet, à part le fait qu’elle aurait appartenu à un Saint-Homme de Zénovia. Je ne sais rien de lui, absolument rien, à supposer qu’il ait effectivement vécu.

— Mais alors, pourquoi partir à la recherche de cette relique ?

— Parce que j’ai rêvé d’elle et que je sens que je dois la chercher.

— Vous agissez toujours en fonction de vos rêves ?

— Non, c’est la première fois.

— Pourquoi seulement cette fois-ci ?

— Ce rêve était vraiment spécial. Je ne peux pas facilement expliquer en quoi. Son intensité. Son caractère très réel. Son étrangeté… Et son message. Je dois y aller ! Je n’aurai pas de repos tant que je n’aurai pas trouvé la relique.

— Eh bien, j’espère pour vous qu’elle existe !

— Je l’espère aussi. Maintenant que vous en savez un peu plus, je réitère ma question : voulez-vous vous joindre à moi ou préférez-vous rester ici ?

— En temps ordinaire, je vous aurais certainement répondu par la négative. Mais vous m’avez pratiquement sauvé la vie et j’ai désormais peur de rester seule ici.

— Vous ne connaissez personne au village qui pourrait vous aider ?

— Oui et non. Je connais presque tous les villageois, oui, car il est petit : quelques centaines d’habitants. Mais j’ai toujours été un peu marginale ici, n’en étant pas originaire et pratiquant un métier qui ne favorise pas l’intégration.

— Pourtant vos cristaux semblent prisés ?

— Les peaux de la Horde aussi, si on va par là. Mais ce n’est pas suffisant pour lier des relations profondes. Il faut quelque chose d’autre que je n’ai pas su trouver. Je me sens toujours comme une étrangère. Et les villageois le sentent aussi, même si par ailleurs ils sont très gentils. Alors, je dois être aussi folle que votre projet, car je vais vous suivre.

— Cela vous paraît plus facile de vous intégrer à un moine ? interrogea Tulvarn avec une pointe d’amusement dans la voix.

— Ha ! Ha ! Ha ! Vous ne manquez pas d’humour. Sérieusement, ce sera certainement plus facile pour moi de m’adapter à votre présence qu’à Tilnern.

— J’ose l’espérer, sinon vous risquez de regretter votre décision. En attendant, il vaut mieux que votre blessure soit suffisamment guérie avant de nous mettre en route.

— Oh pour ça, je vais accélérer le processus en utilisant un de mes cristaux de guérison, une teclonite dont la propriété est d’accélérer grandement la cicatrisation et la régénération des tissus lésés. En quelques heures de traitement, je devrais être de nouveau capable de marcher sans boiter.

— Alors, je vous laisse procéder. Et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais me reposer.

— Allez-y ! Vous pouvez vous allonger sur mon lit dans la chambre. Ce sera plus confortable que par terre ou que sur cette chaise.

— Merci, répondit Tulvarn en se dirigeant tranquillement vers la chambre.

Jiliern resta seule dans la pièce principale et alla chercher sa teclonite dans le meuble, avant de la déplacer à un pouce de sa blessure en suivant des mouvements apparemment aléatoires. En réalité, elle dessinait un motif complexe lié à ses méridiens énergétiques, ses vaisseaux sanguins principaux et les nerfs dont elle connaissait instinctivement la localisation précise. C’était inné chez elle, comme pour sa perception des roches et des cristaux, même si elle ignorait pourquoi.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4)

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