Le cinéaste Jean Renoir entre mondialisation et fin de la nation (1960)

15/08/2023 (2023-07-03)

[Illustration : Renoir en train de tourner son film de 1962, Le caporal épinglé.
Agence France Presse/Getty Images]

Par Nicolas Bonnal

Guillaume Faye écrivit dans les années 80 un brillant livre sur le Système à tuer les peuples. Mais dix ans avant lui le plus grand cinéaste français Jean Renoir remarque la fin de la nation — et le triomphe de la banque, de l’ordinateur et la mondialisation. Et cela donne dans le dernier chapitre de ses passionnantes Mémoires :

« Mes amis français me posent tous la même question : “Pourquoi as-tu choisi de vivre en Amérique ? Tu es Français et tu as besoin de l’environnement français.” Ma réponse est que l’environnement qui m’a fait ce que je suis, c’est le cinéma. Je suis un citoyen du cinématographe. Avec l’avènement de nouveaux moyens de communication, nous retournons au cloisonnement horizontal, comme au Moyen Âge où le latin et la religion chrétienne unissaient l’Occident. Notre religion, maintenant, c’est la banque et notre latin, c’est la publicité. Le mot d’ordre est le rendement, qui permet de produire plus. »

On est proche du monologue sauce Reset du milliardaire du très grand film Network (« the world is a business, Mr Beale »). Renoir comprend ainsi la logique des guerres :

« Lorsque le marché mondial est saturé, on déclenche une guerre pour gagner de nouveaux clients. Le but des guerres n’est plus la conquête, mais la construction. Quand le bâtiment va, tout va. Sur les ruines fumantes des pagodes, on érige des gratte-ciel. Ces constructions assurent le pain de la classe ouvrière qui, sans cela, se révolterait. J’imagine très bien un coup de téléphone ultrasecret entre un chef d’État russe et le président des États-Unis : l’Américain : “Donnez-moi un coup de main, cher confrère, la confection des armes diminue chez nous de façon inquiétante.” Le Russe : “Chez nous aussi. On s’en tire avec la fabrication du dernier super-jet XYZ, mais ça ne saurait durer et il faudra bien trouver autre chose.” L’Américain : N’y a-t-il pas moyen de susciter une petite guerre ? Cela sauverait l’industrie des armements. »

Renoir comprend que le futur c’est la fin de la nation — et la solidarité de classe ou de métier :

« En Inde, les étrangers pénètrent rarement dans la maison. Or, non seulement on nous admettait, mais on nous choyait comme on l’eût fait d’enfants revenant d’un long voyage. Nous avions été précédés par la parole de Mowgli dans “Le Livre de la Jungle” : Nous sommes du même sang, toi et moi. » Ce sang commun qui faisait de nous les frères d’une même famille, c’était le cinéma. Lorsqu’un fermier français se trouve à dîner à la même table qu’un financier français, ces deux Français n’ont rien à se dire. Ce qui intéresse l’un laisse l’autre parfaitement indifférent. Mais si nous imaginons une réunion entre notre fer français et un fermier chinois, ils auront des tas de choses à se raconter. Ce thème du rassemblement des hommes par métiers ou par intérêts communs m’a poursuivi toute ma vie et me poursuit encore. C’est le thème de « La Grande Illusion. » Il figure plus ou moins dans chacun de mes ouvrages. »

Cette idée évoque le problème des manipulateurs de symboles (R. Reich) qui créent un monde global et abstrait qui liquide informatiquement les nations : les solidarités ne sont plus nationales (cf. Guilluy).

Renoir explique aussi le crépuscule de la modernité nationaliste (cf. Evola) :

« Fin de la nation, telle que nous la connaissons, est l’invention de la Révolution française. De simples sujets, les hommes étaient passés au grade de citoyens. Les systèmes s’écroulent lentement. La carcasse de l’Empire romain est restée debout des siècles après la disparition du dernier empereur. De longues années s’écouleront avant qu’un menuisier italien cesse de se considérer comme un citoyen italien et proclame : “Je suis un citoyen de la menuiserie.” Nous sommes encore bien loin de l’acceptation par chaque individu du concept de citoyen du monde. »

Renoir constate que les dés sont jetés, que toutes les nations vont se dissoudre (cf. la Dissolution dans le Règne de la Quantité de Guénon cette fois) :

« La nation est comme un immeuble qui s’effrite, mais nous aimons cet immeuble et nous le préférons à un logement plus moderne. C’était bien agréable, la nation ! Les frontières permettaient de garder les coutumes, les langages différents. »

Problème : on va vers la grande homogénéisation dont on ne se rend plus compte.

Renoir :

« Le monde ne présentait pas cette ennuyeuse unité vers laquelle nous marchons à grands pas. Bientôt on fera le tour du monde sans même s’en apercevoir. L’avion nous débarquera dans un aéroport identique à celui que nous avons quitté. La chambre d’hôtel sera la même. Le menu dans le restaurant sera semblable à tous les menus de tous les restaurants du monde. Pourquoi même n’organiserait-on pas des tours du monde en avion sans escale ? On s’embarquerait à New York et on débarquerait New York. Le voyage se passerait à regarder un film. Quelquefois, dans les compagnies se targuant d’originalité, le film représenterait les paysages survolés. »

Renoir ajoute sur un ton nostalgique qui évoque Tati et le Monsieur Hulot de mon Oncle :

« C’était bien agréable, la nation § La nation, c’était la vitrine de l’épicier du coin. C’était l’accent auvergnat du marchand de charbon. C’était l’odeur de friture qui montait de chez le concierge. C’était le chant du peintre en bâtiment qui nous venait à travers le feuillage des marronniers. C’est la chevelure de la femme aimée, la caresse d’un animal familier. »

Mais pour lui star mondiale il faut s’adapter aussi :

« C’était bien agréable, la nation l Malheureusement, elle est en train de mourir. On ne ressuscite pas les morts. Nous oublions surtout que pendant que nous essayons de revivre à l’étranger le monde de notre enfance, le cadre de celui-ci se modifie constamment. Et avec le cadre, l’esprit se modifie. Au bout de quelques années, nous revenons sur les lieux de notre jeunesse et nous ne les reconnaissons pas. C’est pourquoi, pour notre paix spirituelle, nous devons essayer d’échapper à la magie des souvenirs. Notre salut, c’est de plonger résolument dans l’enfer du monde nouveau, du monde divisé passion, horizontalement, du monde du monde utilitaire, du monde sans nostalgie. »

Et pour cause :

« Il nous faut oublier le bistrot de Magagnosc. Il y a d’ailleurs des chances pour que nous recherchions en vain cette oasis. Elle a dû disparaître sous des montagnes de ciment. »

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