Gustave de Beaumont et la critique radicale de la démocratie américaine

27/08/2023 (2023-08-27)

Par Nicolas Bonnal

Comme je le dis parfois, nous vivons dans un présent permanent depuis environ deux siècles. Les années 1830 sont déjà notre société et nous ne les quitterons qu’à la prochaine comète qui s’écrasera sur notre vieille planète. Ce n’est pas un hasard. Le progrès et la blafarde modernité ont paralysé l’histoire de l’humanité. Pronostiquée par Hegel en 1806, la Fin de l’Histoire n’en finit pas de prendre son congé.

Gustave de Beaumont est le célèbre accompagnateur de Tocqueville en Amérique. Ils allaient y étudier les établissements pénitentiaires (c’est prémonitoire, il y a trois millions de détenus là-bas, et les matons forment le premier syndicat dans une dizaine d’États). Je n’avais jamais pensé à le lire, mais c’est Karl Marx qui le cite ! Ma curiosité éveillée, je trouve sur un site québécois son très beau livre (avec une partie romanesque un peu niaise et trop copiée sur Manon Lescaut) sur Marie et l’esclavage, où Gustave de Beaumont révèle une lucidité française bien digne de Tocqueville et un style d’exception digne de Chateaubriand, du Lamartine de Graziella (texte préféré de Joyce en français) et plus généralement de l’aristocrate qu’il était — après ce sera fini avec Balzac ; après la prose sentira la roture, je le dis comme je le pense.

Les jugements de Beaumont sont encore plus durs que ceux de Tocqueville. Il ne digère pas l’hypocrisie éhontée de l’esclavage dans une nation libre et donneuse de leçons, et aussi beaucoup d’autres choses. J’ai picoré ces réflexions çà et là dans son si beau texte :

Les Américains des États-Unis sont peut-être la seule de toutes les nations qui n’a point eu d’enfance mystérieuse.

Là, on est bien d’accord. Le prosaïsme américain a écœuré toutes les grandes âmes yankees, Poe (Colloque entre Monos et Una), Melville (Pierre), Hawthorne (lisez l’admirable Petite fille de neige) entre autres. Encore qu’en analysant mieux le caractère Illuminati du dollar qui continue de fasciner l’humanité alors que l’Amérique est en faillite…

Il est clair en tout cas que pour Beaumont l’argent fait le bonheur des Américains, qui réifient tout, comme disent aussi les marxistes : la nature c’est de l’environnement, et l’environnement ça sert d’abord à faire de l’argent.

Absorbé par des calculs, l’habitant des campagnes, aux États-Unis, ne perd point de temps en plaisirs ; les champs ne disent rien à son cœur ; le soleil qui féconde ses coteaux n’échauffe point son âme. Il prend la terre comme une matière industrielle ; il vit dans sa chaumière comme dans une fabrique.

Vrai Saroumane, l’Américain déteste la nature et en particulier la forêt (on se souvient du film Délivrance où un retour à la nature vire au cauchemar) :

Les Américains considèrent la forêt comme le type de la nature sauvage (wilderness), et partant de la barbarie ; aussi c’est contre le bois que se dirigent toutes leurs attaques. Chez nous, on le coupe pour s’en servir ; en Amérique, pour le détruire. L’habitant des campagnes passe la moitié de sa vie à combattre son ennemi naturel, la forêt ; il le poursuit sans relâche ; ses enfants en bas âge apprennent déjà l’usage de la serpe et de la hache… l’absence de bois est, à leurs yeux, le signe de la civilisation, comme les arbres sont l’annonce de la barbarie.

Beaumont comprend comme Baudelaire et aussi Edgar Poe qu’avec l’Amérique on entre dans un nouvel âge du monde : l’âge de l’intérêt matériel, du conformisme moral (la tyrannie de la majorité) et de la standardisation industrielle. Et comme Chateaubriand et avant Nietzsche, il pense que :

Tout d’ailleurs s’était rapetissé dans le monde, les choses comme les hommes. On voyait des instruments de pouvoir, faits pour des géants, et maniés par des pygmées, des traditions de force exploitées par des infirmes, et des essais de gloire tentés par des médiocrités.

Beaumont a raison : le monde moderne c’est Lilliput.

La force d’imprégnation américaine est telle qu’elle uniformise toutes les nations immigrées chez elles. Cela est intéressant, car cela se passe bien avant la machine à broyer hollywoodienne ou l’irruption de la télévision. L’Amérique c’est l’anti-Babel, le système à tuer les différences que la chrétienté avait si bien su préservé… Chose étrange ! La nation américaine se recrute chez tous les peuples de la terre, et nul ne présente dans son ensemble une pareille uniformité de traits et de caractères.

Le rapport sacré à la terre n’existe bien sûr pas. On n’y connaît pas le paysan de Heidegger (Beaumont explique que le Tasse et Homère ne seraient pas riches, alors…). Tout n’est qu’investissement immobilier au paradis du déracinement libéral :

L’Américain de race anglaise ne subit d’autre penchant que celui de l’intérêt ; rien ne l’enchaîne au lieu qu’il habite, ni liens de famille, ni tendres affections… Toujours prêt à quitter sa demeure pour une autre, il la vend à qui lui donne un dollar de profit.

Une des grandes victimes de la civilisation américaine est alors la femme (avec les noirs et les Indiens dont Beaumont parle très bien, et objectivement). Ce n’est pas pour rien que toutes les cultures du ressentiment au sens nietzschéen, l’antiracisme, la théorie du genre, le féminisme, le sectarisme sont nés aux USA au dix-neuvième siècle et après. La femme US est dangereuse et Beaumont explique le premier pourquoi :

Sa vie est intellectuelle. Ce jeune homme et cette jeune fille si dissemblables s’unissent un jour par le mariage. Le premier, suivant le cours de ses habitudes, passe son temps à la banque ou dans son magasin ; la seconde, qui tombe dans l’isolement le jour où elle prend un époux, compare la vie réelle qui lui est échue à l’existence qu’elle avait rêvée. Comme rien dans ce monde nouveau qui s’offre à elle ne parle à son cœur, elle se nourrit de chimères, et lit des romans. Ayant peu de bonheur, elle est très religieuse, et lit des sermons.

On dirait notre bonne vieille Emma ! Tout cela ne fait pas le bonheur des femmes, qui n’ont pas encore le féminisme et la pension alimentaire pour bien se rattraper. L’Amérique invente madame Bovary plus vite que Flaubert (l’adaptation de Minnelli avec Jennifer Jones est éblouissante d’ailleurs) et le couple qui n’a rien à se dire — sauf devant l’avocat ou le psy, comme Mr and Mrs Smith (ils veulent bien se parler, mais il faut qu’ils paient !). La famille US est déjà telle que nous la connaissons aujourd’hui : quand elle n’est pas recomposée ou divisée, elle n’est pas ; Et cela sans qu’il y ait eu besoin de la télévision, du frigidaire et du portable pour abrutir et isoler tout le monde. Beaumont ajoute qu’il n’y a aucune affection, c’est cela le plus moderne — et donc choquant.

Ainsi se passent ses jours. Le soir, l’Américain rentre chez lui, soucieux, inquiet, accablé de fatigue ; il apporte à sa femme le fruit de son travail, et rêve déjà aux spéculations du lendemain. Il demande le dîner, et ne profère plus une seule parole ; sa femme ne sait rien des affaires qui le préoccupent ; en présence de son mari, elle ne cesse pas d’être isolée. L’aspect de sa femme et de ses enfants n’arrache point l’Américain au monde positif, et il est si rare qu’il leur donne une marque de tendresse et d’affection, qu’on donne un sobriquet aux ménages dans lesquels le mari, après une absence, embrasse sa femme et ses enfants ; on les appelle the kissing families.

L’obsession de l’argent qui crée des crises et de banqueroutes continuelles est continuelle : on n’a pas attendu Greenspan, Bernanke et les bulles de la Fed pour se ruiner — ou refaire fortune.

Le spectacle des fortunes rapides enivre les spéculateurs, et on court en aveugle vers le but : c’est là la cause de ruine. Ainsi tous les Américains sont commerçants, parce que tous voient dans le négoce un moyen de s’enrichir ; tous font banqueroute, parce qu’ils veulent s’enrichir trop vite.

Voyons la religion dont on a fait si grand cas là-bas. Si la femme est une « associée », un partner, comme on dit là-bas, l’homme religieux est un homme d’affaires. Beaumont est ici excellent dans son observation (c’est le passage que cite Marx dans un fameux petit essai sur la question juive) :

Le ministère religieux devient une carrière dans laquelle on entre à tout âge, dans toute position et selon les circonstances. Tel que vous voyez à la tête d’une congrégation respectable a commencé par être marchand ; son commerce étant tombé, il s’est fait ministre ; cet autre a débuté par le sacerdoce, mais dès qu’il a eu quelque somme d’argent à sa disposition, il a laissé la chaire pour le négoce. Aux yeux d’un grand nombre, le ministère religieux est une véritable carrière industrielle. Le ministre protestant n’offre aucun trait de ressemblance avec le curé catholique.

On s’en serait douté ! La religion évangélique comme business et comme programmation mentale malheureusement a un beau futur devant elle. Revoyez l’épisode de Columbo Le Chant du Cygne sur cette question.

Beaumont n’a pas vu de western (voyez mon livre ici), mais on va voir qu’il aurait pu en écrire les scénarios. Il parle du duel US en des termes peu amènes :

En Amérique, le duel a toujours une cause grave, et le plus souvent une issue funeste ; ce n’est pas une mode, un préjugé, c’est un moyen de prendre la vie de son ennemi. Chez nous, le duel le plus sérieux s’arrête en général au premier sang ; rarement il cesse en Amérique autrement que par la mort de l’un des combattants.
Il y a dans le caractère de l’Américain un mélange de violence et de froideur qui répand sur ses passions une teinte sombre et cruelle… On trouve, dans l’Ouest, des États demi-sauvages où le duel, par ses formes barbares, se rapproche de l’assassinat.

Il ne manque plus que Liberty Valance, que Wayne abat d’ailleurs comme un chien dans le classique postmoderne de Ford. Comme on voit, la situation réelle est aussi sinistre que celle décrite dans bien des films (contrairement à ce qu’une histoire révisionniste — il y en a pour tous les genres — a voulu nous faire croire).
Venons-en au thème de son ouvrage.

Scandalisé par l’esclavage et par le préjugé autoentretenu qui lui sert de base, Beaumont comprend très bien le rôle du capitalisme — et surtout du christianisme — mal digéré :

L’exploitation de sa terre est une entreprise industrielle ; ses esclaves sont des instruments de culture. Il a soin de chacun d’eux comme un fabricant a soin des machines qu’il emploie ; il les nourrit et les soigne comme on conserve une usine en bon état ; il calcule la force de chacun, fait mouvoir sans relâche les plus forts et laisse reposer ceux qu’un plus long usage briserait. Ce n’est pas là une tyrannie de sang et de supplices, c’est la tyrannie la plus froide et la plus intelligente qui jamais ait été exercée par le maître sur l’esclave.

Voir Tocqueville et son analyse de l’extermination légale et philanthropique des Indiens (« On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les lois de l’humanité »). S’il n’y a vite eu plus d’Indiens, il y avait en tout cas 700 000 Africains en 1799, quatre millions lors de la Guerre civile (qui tue 3 % de la population, ruine puis pille le Sud, et endette le pays), 40 millions aujourd’hui ! L’esclavage est un beau calcul !

Beaumont constate que le racisme finit par découler de l’esclavage ce qui n’était pas le cas avant. Cela aura des conséquences importantes dans les années vingt du siècle, quand les Allemands décréteront que les Ukrainiens sont bons à leur servir d’esclaves ou que les Polonais peuvent être remplacés parce que moins techniques et moins universitaires (comme on sait, l’antisémitisme a d’autres fondements). Ils avaient moins de « lumières », comme disait Washington à propos des Indiens ou Ferry à propos des « races inférieures » — on en dit quoi dans les loges du mariage pour tous ?

Faudrait-il, parce qu’on reconnaîtrait à l’homme d’Europe un degré d’intelligence de plus qu’à l’Africain, en conclure que le second est destiné par la nature à servir le premier ? Mais où mènerait une pareille théorie ?
Il y a aussi parmi les blancs des intelligences inégales : tout être moins éclairé sera-t-il l’esclave de celui qui aura plus de lumières ? Et qui déterminera le degré des intelligences ?

Demandez à Harari…

Le grand ennemi spirituel des sectes protestantes souvent athées ou folles (les quakers par exemple : « rien dans cette cérémonie burlesque ne fait rire, parce que tout fait pitié ») qui se partagent le pays est bien sûr le catholicisme. Ici Beaumont va aussi plus loin que Tocqueville :

Au milieu des sectes innombrables qui existent aux États-Unis, le catholicisme est le seul culte dont le principe soit contraire à celui des autres.

On dirait du Chesterton. L’Église fait enrager tout le monde, et cela n’a pas changé jusqu’à ce que Bergoglio soit imposé par les USA.

L’unité du catholicisme, le principe de l’autorité dont il procède, l’immobilité de ses doctrines au milieu des sectes protestantes qui se divisent, et de leurs théories qui sont contraires entre elles, quoique partant d’un principe commun, qui est le droit de discussion et d’examen ; toutes ces causes tendent à exciter parmi les protestants quelques sentiments hostiles envers les catholiques.

La haine du catholicisme devient alors le seul commun dénominateur (on se doutait que ce n’était pas Jésus !) du discours américain, comme de tout discours moderne en général (c’est ce que disait notre ami Muray et il avait bien raison !) :

Il paraît bien constant qu’aux États-Unis le catholicisme est en progrès, et que sans cesse il grossit ses rangs, tandis que les autres communions tendent à se diviser. Aussi est-il vrai de dire que, si les sectes protestantes se jalousent entre elles, toutes haïssent le catholicisme, leur ennemi commun.

L’État américain n’est bien sûr pas chrétien, il l’a dit du reste aux Marocains dès le début, il est comme dit Marx judaïque — on dira vétérotestamentaire (on jure sur la Bible, on ignore toujours l’Évangile ; vous avez déjà vu une allusion à la naissance du Christ pour la fête de Noël en Amérique ?), et il a même inventé la laïcité, aujourd’hui battue en brèche par le ressentiment communautariste venu aussi d’Amérique.

Ainsi il n’existe aux États-Unis ni religion de l’État, ni religion déclarée celle de la majorité, ni prééminence d’un culte sur un autre. L’État est étranger à tous les cultes.

Enfin Beaumont trouve que les Américains deviendront dangereux avec leur orgueil :

Je blâme cet aveuglement de l’orgueil national des Américains, qui leur fait admirer tout ce qui se passe dans leur pays.

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