Néolibéralisme. Comment le libéralisme est devenu un anticonservatisme

20/03/2024 (2024-03-20)

Par Pierre Le Vigan

Depuis les années 1970, on parle volontiers de néolibéralisme. On désigne généralement par là un nouvel âge du libéralisme qui apparaît avec les gouvernements Thatcher en Grande-Bretagne, et la présidence Reagan aux EUA [États-Unis d’Amérique]. Ce néolibéralisme prend une dimension particulière en Europe, et singulièrement en France. Il s’agit de réduire la part du secteur public et de diminuer la place des services publics, d’introduire partout la concurrence du privé, de dénationaliser (surtout en France), et de « responsabiliser » (sic) les citoyens en mettant fin à l’État-providence (en fait un État protecteur). Il s’agit aussi, dans notre pays de France, de sortir de la planification, pourtant indicative, de l’époque gaulliste et pompidolienne, et d’en finir avec toute politique forte de l’État comme l’aménagement du territoire. La philosophie de ce néolibéralisme se résume fort bien par la formule de Thatcher : « La société n’existe pas ». Il n’y a donc que des individus. Et de ce fait, il n’y a qu’une politique possible, celle qui prend seulement en compte les intérêts des individus. « There is no alternative » (TINA).

Les analystes sont désorientés par rapport à ce néolibéralisme. S’agit-il d’un durcissement du libéralisme ? De la conséquence de sa mondialisation ? Ou d’un dévoiement du libéralisme ? En ce sens, le libéralisme serait globalement bon, mais c’est l’ultralibéralisme qui serait critiquable. Reste que le constat quant aux mesures de recul des services publics et de désengagement de l’État est exact. Reste aussi que le néolibéralisme s’est senti pousser des ailes à partir du moment où le bloc soviétique s’est effondré en 1989-90. Donc, à partir du moment où le monde est devenu unipolaire, ce qui est de moins en moins vrai depuis les années 2010 et plus encore depuis que Russie et Chine ont été poussées à se rapprocher face à la stratégie agressive des EUA et de leurs satellites (dont, très regrettablement, notre pays).

Pour autant, les explications sur la nature de ce néolibéralisme ne sont pas pleinement satisfaisantes. L’hypothèse que nous formulons est que le libéralisme n’a pas changé de paradigme, mais affronte la réalité de manière différente. En ce sens, il nous paraît pertinent de parler, plutôt que de néolibéralisme, de passage d’un libéralisme de type I à un libéralisme de type II. Le libéralisme de type I postulait, avec Adam Smith, que l’individu recherche naturellement son intérêt et que cette recherche aboutit au bien commun sans que l’individu ait à chercher ce dernier. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776). Certes. Mais les libéraux ont constaté que les hommes ne se contentent pas de rechercher leur intérêt individuel. Ils aiment à se regrouper, à défendre ensemble non seulement leurs intérêts, mais leur façon de voir la vie, leur conception du travail bien fait, leurs idéaux, leur façon de vivre, etc. Les gouvernements ont dû reconnaître cette aspiration, sans quoi ils se coupaient des forces vives du pays. Napoléon III reconnaît le droit de grève en 1864, la IIIe République reconnaît le droit de créer des syndicats en 1884. Une partie du patronat s’occupe du logement ouvrier, notamment avec le 1 % patronal devenu le 1 % logement (réduit à 0,45 % de la masse salariale depuis la vague du néolibéralisme).

Surtout, un compromis social se développe dès les années trente et pendant les trente glorieuses. C’est ce que l’on a appelé le « fordisme ». Il s’agit, sans remettre en cause le capitalisme, à savoir la propriété privée des moyens de production, d’aller vers un partage du produit national plus favorable aux salariés, et d’introduire des protections sociales. Aussi bien le Front populaire que, en partie, le régime de Pétain (dans des circonstances évidemment peu favorables au progrès social et non sans contradictions, car ce régime était au fonds très hétérogène), et ensuite le Conseil National de la Résistance s’inscrivent dans cette perspective (retraite des vieux travailleurs, sécurité sociale, congés payés, accords collectifs par branche économique, etc.). Ce fordisme (dont le principe était que les employés de Ford puissent s’acheter une voiture Ford pour développer le marché) s’accompagne d’une politique économique dite keynésienne (ou néo-keynésienne) que l’on peut résumer par l’existence de forts investissements publics et un État stratège. Industrie forte, développement du marché intérieur, situation proche du plein emploi (donc favorable aux hausses de salaire) caractérisent ce fordisme.

Or, depuis le tournant des années 1970-80, cette tendance s’est inversée. Les dépenses publiques pour la collectivité décroissent, se concentrant sur des aides aux entreprises pour compenser la baisse de leur taux de profit, aux nationalisations succèdent les privatisations, les salaires sont désindexés par rapport à l’inflation, à l’aide à la pierre (à la construction de logement) succède l’aide personnalisée (individualisée) au logement (APL), dont la conséquence est que le logement social devient le logement des très pauvres et non plus celui de l’ensemble des classes populaires et moyennes, etc. La monnaie nationale a disparu. Privé de politique monétaire, l’État est aussi interdit de tout protectionnisme par l’Union européenne. Le « dumping » social et environnemental s’accroît. Chômage de masse et désindustrialisation se développent jusqu’à ce que l’industrie passe du quart de notre PIB il y a 40 ans à moins de 10 %. Sans être la seule cause de l’échec de l’intégration, cette désindustrialisation y contribue fortement. Aux ateliers, aux usines ont succédé les « barber shop » et autres « nails » (ongleries).

L’immigration est de plus en plus massive, et largement extra-européenne, et son imaginaire est colonisé par la sous-culture américaine, celle-ci prenant aussi, au final, possession du cerveau des autochtones. Cette immigration pèse sur les salaires à la baisse tout en favorisant par les aides sociales une consommation de produits bas de gamme importés. Si la part des prélèvements publics dans le produit intérieur brut atteint des niveaux record, cela est constitué en bonne part de prélèvements et redistribution faits par un État obèse plus que stratège. Un signe ne trompe pas : le partage des revenus entre le capital et le travail se déplace de quelque 10 % du PIB en faveur du capital. C’est l’inversion du modèle fordiste. C’est le triomphe du Capital ayant mis l’État à sa botte.

Dans le même temps, depuis Hollande et Macron (qui était un des proches collaborateurs du précédent), les lois liberticides et les mesures arbitraires du même ordre se sont multipliées à un degré étonnant. Criminalisation de spectacles humoristiques (Dieudonné), lois antiterroristes au nom desquelles de multiples attentes aux libertés sont possibles, interdiction non seulement de meeting, mais de colloques ou d’hommages, suppression d’aides à la presse pour des journaux qui ne plaisent pas au pouvoir, interdiction d’événements en fonction des propos qui « pourraient être tenus », toutes mesures extravagantes au regard des principes généraux du droit, mais qui passent dans l’opinion, amorphe (le coma français) dans la mesure où l’éducation a parcellisé les savoirs et rendu rares la culture historique et toute vision d’ensemble au profit de la « cancel culture » et du « wokisme ».

La dernière en date de ces mesures liberticides est la criminalisation de propos privés (cf. Éric Delcroix, « Une nouvelle loi liberticide contre l’identité française », Polémia, 12 mars 2024). Nombre de ces mesures ont été expérimentées grandeur nature à l’occasion de la crise si bienvenue du Covid (couvre-feu, confinement, assignation à résidence, obligation de pass vaccinal pour la plupart des activités, flicage généralisé de la santé). Le prétexte climatique, la guerre « à nos portes » servent de prétexte pour amplifier toujours plus ces privations des libertés essentielles, notamment d’expression. On peut parler d’une véritable éducation à la privation des libertés. Un seul droit tend à subsister : la liberté de consommer. Le lien entre ces mesures et le libéralisme n’est, pour beaucoup, pas évident. Dérapages de Macron ? Acharnement liberticide passager ? C’est pourtant bien dans la logique du libéralisme qu’elles s’inscrivent. Explications.

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Le libéralisme a été bousculé dans les années trente. Apparition de nouvelles valeurs autres que le progrès matériel, telles le patriotisme social et la solidarité nationale, néocorporatisme, réflexions sur la nécessité d’une économie dirigée, propositions et tentatives planistes, plafonnement des dividendes et financement de l’industrie par des obligations plutôt qu’en passant par le marché des changes dans l’Allemagne nationale-socialiste, création de l’Institut pour la Reconstruction Industrielle en Italie fasciste (1933), New Deal américain (mais il échoue en grande part, et les EUA ne sortiront de leur grave crise économique que par la guerre de 1941), de nombreuses politiques sont menées, partout dans le monde, qui rompent avec l’orthodoxie libérale (quoi qu’il en soit de leur contexte, de leur nature opportuniste ou de la nature suprématiste de tel ou tel régime).

Les théoriciens de libéralisme réagissent très mal à cette tendance. Ils analysent les mises en place de l’économie dirigée, organisée (sinon organique, avec de nouvelles corporations) comme quelque chose de proche du socialisme, qui constitue pour eux l’abomination absolue. En 1938, à Paris, salle du Musée social se tient le colloque Lippmann. Des économistes tels l’Américain Walter Lippmann (1889-1974), l’Autrichien Ludwig von Mises ((1881-1973), le Français Louis Rougier, épistémologue et historien, critiquent radicalement l’intervention de l’État dans l’économie. Fascisme, national-socialisme et socialisme bolchévique dont pour eux des formes du totalitarisme. Seule la plus complète liberté économique garantit contre ce totalitarisme. L’Américain Milton Friedman (1912-2006), Friedrich von Hayek (1899-1992) font partie de ce courant d’idées, Wilhelm Röpke (1899-1966), père de l’ordo-libéralisme, est quelque peu en marge de ce courant, mais il partage son hostilité au nationalisme économique.

Von Mises est en pointe. Auteur d’un livre sur Le socialisme (1919), et de nombreux livres après la guerre, sur Le chaos du planisme (1947), sur La mentalité anticapitaliste (1956), il critique le nationalisme économique, les socialismes et l’école historique allemande (l’ancienne, inspirée de Friedrich List, et la jeune école historique allemande, dont le plus éminent représentant est Werner Sombart, auteur de nombreux ouvrages majeurs, dont Le socialisme allemand, 1934). Après la défaite des régimes de troisième voie (quelles qu’aient pu être leurs failles), c’est encore autour de Ludwig von Mises que se créera la Société du Mont Pèlerin en 1947. Les thèses de ces libéraux vont aller très loin. Ils partent d’une critique du totalitarisme. Leur analyse va toutefois mener à un autre totalitarisme que celui des années trente. Le néolibéralisme débouche sur un néototalitarisme. Nous allons voir comment.

Walter Lippmann fait le constat que nous nous sommes d’abord situés dans un cosmos, avec les Grecs. Ensuite, nous nous sommes perçus comme habitants d’un monde créé par Dieu, dans un état de dépendance par rapport à une loi qui nous dépasse. Puis, et c’est l’époque actuelle, nous nous voyons comme créateurs de nous-mêmes. Or, notre espèce n’est pas adaptée à l’environnement que nous avons-nous-mêmes créé, le monde de la concurrence de tous avec tous, le monde de la compétition mondiale. Dans ce monde, il faut viser l’efficacité maximum. Problème : Walter Lippmann pense que cela n’est possible que par un gouvernement des experts. Tout le contraire de la démocratie. C’est ici que se trouve la genèse du libéralisme de type II.

Socialisme, économie dirigée, existence des syndicats, avancées sociales collectives, tous ces phénomènes enjambent la Deuxième Guerre mondiale et s’amplifient après 1945. S’ajoute l’impact de l’existence de pays « socialistes » à l’est de l’Europe (même si leur capacité de séduction s’avère vite limitée, voire devient un repoussoir — Berlin 1953, Budapest 1956, Prague 1968). Dans tous les cas, cela montre que les peuples ne sont pas mûrs pour une société saine, vraiment libérale, sans béquilles sociales, sélectionnant les meilleurs sans état d’âme quant aux sorts des moins performants. Les peuples veulent une société plus solidaire. Il va falloir que cela change.

Ainsi, le libéralisme de type I a cru qu’il suffisait de faire comme si l’homme était mû par ses intérêts pour que la société évolue dans le bon sens. Mais des réflexes collectifs resurgissent. L’homme est incorrigible. La notion même de peuple, du reste, est antilibérale. Le libéral dit : il n’y a pas de peuple, il y a des gens qui contractent librement entre eux. Il faut donc changer l’homme. Il faut que l’homme devienne strictement un individu, et cesse d’être une personne encastrée dans un monde commun. Il faut libérer l’économie de la société, et faire le contraire de ce que préconise Karl Polanyi. La « société » doit devenir un marché. Ce qui se déploie est alors, au nom du libéralisme, un projet de transformation anthropologique. L’homme doit devenir « entrepreneur de lui-même ». C’est ce qu’a bien vu Michel Foucault en 1979 [cours « Naissance de la biopolitique »]. Ce projet va au-delà de la marchandisation du monde, note Michel Foucault d’une manière d’autant plus convaincante qu’il n’est pas un critique acharné de cette évolution qui lui paraît, à certains égards et sous certaines conditions, émancipatrice. Il s’agit de faire fructifier son « capital humain », comme l’explique Gary Becker (1930-2014). Les compétences de chacun sont vues comme un capital, de même que le capital relationnel de chacun (Bourdieu ne dira pas le contraire). Optimisation requise de notre capital humain, de notre temps (plus le temps de flâner et de méditer), de nos relations. Il faut s’adapter (Barbara Stiegler) « dans un monde qui bouge ». Il faut « avancer » (vers l’arrière ?) et ne pas rester accroché à de « vieux schémas ». Il faut être compétitif « à l’international ».

Cette évolution, qui fait que nous devons nous mettre en valeur et nous vendre nous-mêmes sur le marché, y compris le marché des désirs (Michel Clouscard), Michel Foucault l’appelle nouvelle « gouvernementalité ». C’est le gouvernement par l’individualisation de tous les enjeux. C’est ce qui explique que tout se traduit dans le langage des droits. L’avortement, qui est une question morale, mais aussi démographique, car il en va de la natalité de la nation, est considéré sous le seul angle d’un droit individuel, et d’un droit de la femme, comme si l’homme n’était jamais concerné (quid de l’avortement dans un couple marié ?). De même, la société de surveillance, l’installation de caméras et la reconnaissance faciale sont présentées non comme des mesures totalitaires, mais comme un « droit à la sécurité ». Habile processus d’inversion.

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Le libéralisme classique, de type I, consistait à exploiter ce que le travailleur a, ce qu’il possède, sa force de travail avec un certain niveau de qualification et d’énergie, le libéralisme de type II consiste à exploiter et à transformer ce que le travailleur est. Nous sommes passés de la domination du Capital sur l’avoir à la domination sur l’être. Le libéralisme classique est donc devenu un libéralisme de transformation anthropologique. L’aliénation par la marchandise est le vecteur de cette transformation dont le but est de transformer l’homme en entrepreneur de lui-même se vendant comme marchandise. « Avec le néolibéralisme, il s’agit de transformer ce que nous sommes », note Barbara Stiegler. Autoentrepreneur cherche preneur.

Transformer ce que nous sommes, c’est nous rendre toujours plus liquides et toujours plus interchangeables. Il s’agit de transformer le rapport que l’individu entretient avec lui-même, indique Pierre Dardot (P. Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, 2009 et Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, 2016). Mais ce « néo-libéralisme » n’est que le libéralisme reprenant son projet, voyant les résistances de l’homme à l’individualisation totale et rehaussant ses ambitions jusqu’à vouloir changer l’homme lui-même pour le rendre conforme à la théorie. C’est ainsi qu’il faut voir le projet wokiste de suppression de toutes les essences (essence ou eccéité = ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est et pas autre chose) de genre, d’ethnie, de métier, etc. C’est pourquoi le wokisme, avec la cancel culture est un marqueur du libéralisme de type II. Rendre liquide l’homme, le fluidifier, c’est expliquer que l’homme auvergnat peut devenir une femme birmane, voire quelque chose de plus flou puisqu’il n’y a pas de frontière d’espèce entre l’homme et les animaux.

Dans cette perspective, la notion d’origine, de racines, d’identité n’a plus aucun sens, et il devient évidemment inimaginable de trouver un seul argument contre l’immigration de masse et plus généralement l’uniformisation du monde, comme l’homogénéisation de toutes les marchandises ou l’anglicisation de tout notre paysage urbain. Un déracinement ? Mais puisqu’on vous dit que l’homme est ce qui n’a pas de racine et pas de substance (ce que les Grecs appellent ousia). Le néolibéralisme isole et autonomise en même temps. C’est pourquoi il amène non pas à l’adhésion à une communauté nationale, à un partage du sens, à un horizon de projet, mais aux communautarismes repliés sur eux-mêmes.

Tel est donc le néolibéralisme ou bien plutôt le libéralisme de type II. On peut aussi parler de libéralisme ultime. C’est le libéralisme du « dernier homme » (Nietzsche). Ce n’est pas seulement une doctrine économique visant à supprimer les services publics et le secteur public. Ce n’est pas seulement une doctrine visant à diminuer les interventions de l’État dans l’économie. Du reste, l’État ne cesse d’intervenir dans l’économie pour soutenir les très grandes entreprises et les banques. Ce qui a disparu, c’est l’État stratège au service d’objectifs nationaux et plus généralement d’une certaine idée du bien commun. La seule stratégie de l’État consiste à sauver un capitalisme de plus en plus financier (fusion du capital bancaire et du capital industriel, le dernier étant sous la domination du premier), et à faire remonter son taux de profit. C’est une opération vitale, car le capitalisme est de moins en moins lié à des activités productives, et dépend de plus en plus d’activités parasitaires [production de vaccins inutiles et même dangereux, viande artificielle, création d’un virus pour ouvrir un marché de prétendue « lutte » contre ce même virus avec socialisation du financement et privatisation des bénéfices, etc.]. C’est un phénomène qu’a bien vu Fabio Vighi (Critique de l’économie politique du virus et La prophétie autoréalisatrice).

En ce sens, le capitalisme est devenu une entrave à une autre orientation, à un autre développement possible des forces productives — contradiction qu’avait vue Marx dans ses grandes lignes. C’est pour sortir de cette contradiction d’un système qui est devenu de plus en plus parasitaire [d’où le déclin de l’industrie dans la « richesse » nationale, « richesse » de plus en plus factice] que le libéralisme ultime, de type II a entrepris, jusqu’ici avec succès, une révolution anthropologique parfaitement diagnostiquée par Jean-Claude Michéa, et déplorée, dans un registre plus sensible et esthétique, par Pier Paolo Pasolini (Écrits corsaires) dés la fin des années 1960, alors que pourtant, l’opération néolibérale de mutation de l’homme n’en était qu’à ses débuts.

L’État fort quant à ses fonctions régaliennes disparaît donc, et c’est moins une impuissance subie qu’une stratégie. Car, dans le cadre de sa volonté de révolution anthropologique, l’État n’a jamais été aussi présent et, pour être précis, aussi inquisiteur. Comme l’avait fort bien vu Carl Schmitt (Légalité et légitimité, 1932), seul un État fort peut éviter un État total. C’est l’État faible qui s’étend à tous les domaines de la vie, supprime la distinction vie privée/vie publique et devient un État total. Cet État total peut aussi être dit État totalitaire. Les lois récentes de l’État français et les discours officiels de tétanisation des oppositions — discours qui, malheureusement, ne fonctionnent pas si mal – le montrent : il s’agit d’instaurer un régime de la peur couplé à un régime de délation de tous par tous (vis-à-vis des supposés pro-Poutine, des non vaccinés et non vaccinolâtres, de ceux qui, tout en refusant le racisme, ne le poussent pas jusqu’à la haine de soi, ce qui est un auto-racisme, etc.).

L’État du libéralisme est donc plus interventionniste que jamais (Dossier « Macronisme autoritaire : la dictature en marche », Eléments 206, février-mars 2024). S’il n’est pas stratège au bon sens du terme, au sens où plaident Henri Guaino ou Jacques Sapir dans le domaine économique, l’État du libéralisme ultime a bel et bien une métastratégie. C’est la transformation de l’homme en individu liquide, dans une société elle-même liquide (Zygmunt Bauman), totalement manipulable par le Capital. Un individu soumis en outre à de perpétuelles accélérations sociétales. L’individu ainsi façonné est l’opposé de la personne humaine considérée dans ses appartenances et ses héritages culturels. L’un des moyens de cette révolution anthropologique libérale est la colonisation des imaginaires (Naomi Klein, Serge Latouche). Aussi, cette révolution libérale est-elle un anticonservatisme radical. Imposé de manière totalitaire. L’insécurité culturelle est la méthode du libéralisme pour prendre l’homme dans ses phares aveuglants, tel un lapin au bord d’une route. Il faut opposer à l’entreprise néolibérale non pas un impossible « libéralisme conservateur », mais une révolution conservatrice. Celle-ci, pour être efficace, ne peut être seulement antilibérale. Elle doit être anticapitaliste et donc viser à la socialisation des grands moyens de production et d’échange. On aura remarqué que la logique de la société actuelle est de rendre impossible toute propriété privée (de son logement, de sa voiture, d’un terrain, etc.). En dehors des biens mobiliers de l’oligarchie, l’objectif du libéralisme ultime est de ne garder que la propriété privée des moyens de production et d’échange. C’est bien entendu le moyen d’empêcher les classes populaires d’accéder à la classe moyenne et de détruire cette même classe moyenne.

Il faut faire tout le contraire. Permettre l’accession à la propriété de ce qui permet une transmission culturelle (maisons, logements, livres papier et non tablettes numériques…) et socialiser les grands moyens de production et d’échange. Si le pouvoir appartient pour l’heure à l’État du libéralisme liquidateur, il faut tout faire pour que le peuple comprenne que la puissance lui appartient. La source durable de tout pouvoir, c’est la puissance populaire. Si l’État est légal, seule la puissance populaire est légitime. Comme aime à le rappeler Michel Maffesoli, le pouvoir est institué, mais c’est la puissance (le peuple) qui est instituante. Mais une révolution économique, sociale et politique, aussi nécessaire soit-elle, prend toute sa force en fonction d’une vue du monde. C’est aussi le sens du beau qui doit nous guider. La beauté peut avoir plusieurs visages, mais certainement pas n’importe lesquels. On en revient aux fondamentaux : le beau, c’est le bien.

PLV

Pierre Le Vigan est urbaniste et essayiste. Il est l’auteur de nombreux essais. Derniers en date : Le coma français (éditions Perspectives libres), Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne (même éditeur) ? Avez-vous compris les philosophes. Introduction à la pensée de 42 philosophes (La Barque d’Or). Il prépare un essai que la philosophie de la déconstruction.

On peut le contacter par un de ses éditeurs : labarquedor@gmail.com

https://cerclearistote.fr/produit/le-coma-francais-par-pierre-le-vigan/

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