15/02/2024 (2024-02-15)
[Source : epochtimes.fr]
[Crédit photo : Sylvia Galmot]
Par Julian Herrero
Dans un entretien accordé à Epoch Times, l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, revient sur son dernier ouvrage « La frénésie du bonheur. Du bonheur différé au bonheur immédiat » aux Éditions de l’Observatoire. Pour lui, la psychologie positive est une « idéologie mortifère en phase parfaite avec l’effondrement de l’Occident ». L’essayiste met également en garde contre les risques que font courir les métavers qui « prétendent offrir une seconde vie plus réussie que la vraie ».
Epoch Times – Dans votre dernier livre, vous portez un regard critique sur certaines théories à succès promettant le bonheur immédiat et plus particulièrement la psychologie positive. Selon vous, même si la psychologie positive ne permet pas d’atteindre un bonheur durable, peut-elle apporter une forme d’apaisement ou de réconfort à des personnes stressées ou qui n’ont aucune confiance en eux ?
Comme toujours, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Je ne doute pas une seconde qu’il y ait parmi les tenants de la psychologie positive et du développement personnel des personnes honorables qui sont convaincues d’œuvrer pour leur bien comme pour celui des autres.
Le problème, c’est que la promesse du bonheur est déjà en soi une pure illusion, à vrai dire un mensonge : contrairement au plaisir ou même à la joie, la notion de bonheur implique un état durable, stable. Or, sur terre, pour les mortels que nous sommes, c’est évidemment impossible. Nous pouvons connaître des plaisirs, des moments de joie, voire des plages de sérénité, mais en ce bas monde, rien n’est durable ni stable.
Comme le disaient Rousseau et Kant, la notion de bonheur n’a, en réalité, de sens que dans une perspective religieuse, dans l’au-delà, mais dès qu’on aime autre chose que son nombril, on est en danger, car notre sérénité dépend évidemment de celle des autres, en particulier de ceux que nous aimons, et ils sont mortels.
[Voir aussi :
Note sur la recherche du bonheur]
Dire que le bonheur ne dépend que de notre « état d’être intérieur » n’aurait de sens que si nous n’aimions personne, que si nous nous moquions complètement de l’état du monde extérieur. De là l’éloge de l’égoïsme et du narcissisme que se plaisent à faire les tenants de la psychologie positive et du développement personnel. C’est à mes yeux non seulement assez immonde moralement, mais c’est en outre politiquement absurde et à vrai dire mortel pour nos démocraties.
Le succès de la psychologie positive reflète-t-il un mal-être au sein de notre société ?
Plus qu’un mal-être, cette idéologie est en phase parfaite avec l’effondrement de l’Occident dans l’individualisme narcissique le plus délétère. C’est le contraire exact de ce qu’il nous faudrait : le sens du collectif, le souci non pas de soi, mais des autres, le courage et la lucidité face à la dureté du monde qui vient et qui n’est pas peuplé de « Bisounours » narcissiques préoccupés par leur petit « état d’être intérieur », mais de fanatiques nationalistes et de fondamentalistes religieux qui aujourd’hui haïssent cet ancien colonisateur que fut l’Occident….
Vous critiquez l’inefficacité de l’éducation positive sur les enfants et vous citez Victor Hugo : « L’éducation, c’est la famille qui la donne ; l’instruction, c’est l’État qui la doit ». Aujourd’hui, certaines personnalités politiques, plutôt de droite, dénoncent une confusion dans les rôles respectifs de l’école et des parents, la jugeant responsable de « l’effondrement de l’école ». Pour clarifier les rôles de chacun, faudrait-il, selon vous, remplacer le ministère de l’Éducation nationale par un ministère de l’Instruction publique ?
À part faire hurler les « pédagos », changer le papier à en-tête du ministère ne changerait hélas rien. Pour autant, c’est vrai, et il faut sans cesse y revenir, ces mots ont un sens : éducation et enseignement ne se confondent pas.
L’éducation, relève des parents, s’adresse aux enfants et s’incarne pour l’essentiel dans la sphère privée de la famille ; l’enseignement est d’abord et avant tout l’affaire des professeurs, il s’adresse aux élèves et il se dispense dans la sphère publique des établissements scolaires. Il y a bien entendu des recoupements entre les deux sphères. Les parents peuvent aider leurs enfants à faire leurs devoirs et les professeurs sont bien obligés de remettre parfois les pendules à l’heure en rappelant les formes élémentaires de la civilité. Malgré tout, chacun a sa part, son travail à faire, et, pour l’essentiel, les tâches ne sont pas identiques.
Or je prétends que si les principes de base d’une éducation traditionnelle, de la politesse et du respect des autres, en particulier des adultes, n’ont pas été transmis très tôt, avant même la scolarisation, si nos enfants sont, comme on disait sans fard naguère encore, « mal élevés », l’enseignement devient tout simplement impossible. Inutile de forger de grands desseins au ministère de l’Éducation si les familles ne permettent plus aux enseignants d’exercer leur métier dans des conditions minimales de décence.
Or les traités d’éducation positive sont sur ce point un véritable désastre. Comme la psychologie positive dont ils sont issus, ils défendent très exactement le contraire de ce dont nous avons besoin. L’éducation positive, c’est le règne absolu de l’enfant roi, l’interdiction de sanctionner, de mettre des notes, d’installer l’autorité des adultes. On fait tout pour fabriquer à la maison un futur élève qui sera plus tard ingérable par des professeurs dont ce n’est pas le métier de se substituer à des parents défaillants.
Une partie de votre ouvrage est consacrée au métavers. Si vous écrivez que les métavers sont « le futur du Net », vous mettez toutefois en garde contre le « risque des effets d’une fuite hors du réel sur le psychisme des enfants comme d’ailleurs celui des adultes ». Pensez-vous que nos dirigeants seront amenés à encadrer légalement les métavers comme ils le font, par exemple, avec la consommation d’alcool ? Le pourront-ils ?
En quelques décennies, nous avons vécu en France la déconstruction, puis l’effondrement des deux grandes religions de salut céleste (le catholicisme) et terrestre (le communisme). En 1950, plus de 90 % des Français étaient baptisés, ils ne sont plus que 30 % ! 45 000 prêtres diocésains prêchaient dans nos églises, ils ne sont plus que 4500 tandis que l’électorat communiste est passé de 25 % à 2,5 % !
En conséquence, s’il n’y a plus d’après, plus de deuxième vie après la mort ou la Révolution, c’est ici et maintenant qu’il s’agit d’être heureux et nous vivons le passage de l’acceptation d’un bonheur différé [dans l’au-delà — NDLR] à l’exigence du bonheur immédiat. Pour donner une image, nous étions comme le troisième petit cochon qui travaille d’abord et s’amuse après, nous sommes devenus le premier, qui veut tout, tout de suite.
La naissance des métavers s’inscrit dans ce même effondrement narcissique. Ils prétendent nous offrir une « seconde vie » plus réussie que la vraie. Ce sera évidemment impossible à encadrer et le grand risque, c’est qu’en redescendant sur terre, le passage du virtuel au réel sera terrible pour ceux qui seront tombés dans l’addiction. Seule l’éducation pourra enrayer la vague qui vient, mais l’éducation positive y pousse de toute part…
En conclusion de votre ouvrage, vous proposez comme alternative au narcissisme et à la recherche du bonheur immédiat la « spiritualité laïque […] faisant l’éloge de l’excellence et du travail bien fait, celui du don de soi et de l’esprit de sacrifice, de la sérénité et de la possibilité de la joie, plutôt que du repli sur soi, et avant toute chose, celui de l’amour des autres et de l’altérité plus que de l’amour de soi ». Les mots « spiritualité » et « laïque », ne sont-ils pas contradictoires ? La notion de spiritualité peut être séparée de la religion ?
Une spiritualité peut-elle être laïque ? N’est-ce pas jouer sur les mots que de prétendre que la philosophie est une « spiritualité laïque » ? Et si ce n’est pas une formule creuse, que signifie cette expression étrange, pour ne pas dire à première vue franchement contradictoire ?
Pour le comprendre, il faut faire une distinction cruciale à mes yeux, peut-être bien la plus cruciale entre toutes d’un point de vue philosophique, une distinction hélas le plus souvent occultée dans le débat public entre deux types, deux sphères de valeurs très différentes par rapport auxquelles nos vies s’orientent sans cesse : les valeurs morales d’un côté, les valeurs spirituelles de l’autre.
La morale, en quelque sens qu’on l’entende, c’est le respect de l’autre, disons les droits de l’homme avec, de surcroît, la bienveillance, la générosité. Se conduire moralement, c’est respecter autrui et lui vouloir activement du bien. Imaginons un instant que nous disposions d’une baguette magique qui nous permettrait de faire en sorte que tous les humains se conduisent moralement les uns vis-à-vis des autres. Si nous appliquions parfaitement les valeurs morales, il n’y aurait plus sur cette planète, ni massacres, ni viols, ni vols, ni meurtres, ni injustices ni probablement même d’inégalités sociales très grandes. Ce serait une révolution.
Et pourtant — et c’est là qu’apparaît au grand jour la différence entre valeurs morales et valeurs spirituelles, cela ne nous empêcherait ni de vieillir, ni de mourir, ni de perdre un être cher, ni même d’être le cas échéant malheureux en amour ou, tout simplement, de nous ennuyer au fil d’une vie quotidienne engluée dans la banalité. Car ces questions — celle des âges de la vie, du deuil, de l’amour ou de l’ennui — ne sont pas essentiellement morales.
Vous pourriez vivre comme un saint, être gentil comme un ange, respecter et aider autrui à merveille, appliquer les droits de l’homme comme personne… et vieillir, et mourir, et souffrir. Car ces réalités, comme dit Pascal, sont d’un autre ordre, qui relève de la « spiritualité » entendue au sens de la vie de l’esprit, laquelle ne se limite pas au religieux et va bien au-delà de la morale. De quoi s’occupe-t-elle ? De notre rapport à la mort ou de la question d’avoir une vie bonne pour les mortels. Or, de ce point de vue, il y a deux types de spiritualités, deux manières d’aborder la question de savoir ce que c’est qu’une vie bonne pour ceux qui vont mourir et qui le savent : des spiritualités avec des dieux et par la foi, ce sont les religions, et des spiritualités sans Dieu et par les voies de la simple raison, et ce sont les grandes philosophies dont j’analyse dans mon livre les grandes réponses à la fois spirituelles et laïques.
⚠ Les points de vue exprimés dans l’article ne sont pas nécessairement partagés par les (autres) auteurs et contributeurs du site Nouveau Monde.