14/06/2024 (2024-06-14)
Par Michel Maffesoli
On n’analyse jamais assez la différence existant, en démocratie, entre la légalité et la légitimité. On peut être un élu, président, député, lorsqu’on représente environ 11 % des électeurs. Mais, dès lors, est-on légitime dans le cadre de l’idéal démocratique ? Il devient de plus en plus évident que ce n’est plus le cas. Dès lors, ce qui prévaut est, tout simplement, une mise en scène du pouvoir politique.
Platon a montré à diverses reprises, dans La République ou dans Les Lois, que lorsque la démocratie réelle, c’est-à-dire la représentation des citoyens, s’étiolait, c’est la « théâtrocratie » qui prenait la première place. Le pouvoir se mettait en scène. L’art oratoire tendait à prévaloir sur l’effective gestion de la cité. La langue de bois prend alors la place d’une authentique parole publique.
Plus près de nous, Guy Debord avait, d’une manière prémonitoire, rendu attentif à La Société du spectacle en gestation. Dans laquelle le vrai cède la place au faux. Et ce permettant de rendre les hommes totalement soumis aux injonctions techno-bureaucratiques. Le spectacle devenant dès lors le mauvais rêve de la société moderne.
Dans le même ordre d’idées, Jean Baudrillard a rappelé, à de multiples reprises, la prévalence du « simulacre ». Et le danger que celui-ci ne manquait pas d’avoir pour la vie sociale. Très précisément en ce qu’il constituait l’émergence d’une foule solitaire. J’ai pour ma part qualifié cela de « grégaire solitude ». En bref, la qualité de la vie quotidienne se perd quand le langage spectaculaire tend à dominer tous et toutes choses.
Entre les auteurs que je viens de signaler, souvenons-nous également de Pascal et de sa critique du « divertissement ». Recherche désespérée d’une consolation quand la vie sociale ne permet pas d’être soi. C’est-à-dire d’être authentique. Ce qui prédomine dès lors étant un simple vécu « apparent ». On n’est plus soi-même, mais l’on se contente de tricher.
On pourrait multiplier les exemples en ce sens. Il suffit de rappeler que la « théâtrocratie » est diffuse à tous les moments de l’histoire humaine. Parfois elle devient concentrée. C’est le cas actuellement. Dès lors, ce qui prévaut c’est la non-participation à la chose politique, le désengagement syndical, la baisse de l’associationnisme, la versatilité des masses, l’abstention galopante et la non-inscription sur les listes électorales. Toutes choses soulignant le désaccord entre le Pouvoir institué, celui de la caste politique, et la Puissance instituante, celle, tout simplement, du peuple.
Dans une formule judicieuse, St Thomas d’Aquin déclarait = « Omnis potestas a Deo per populum ». (Tout pouvoir vient de Dieu par l’intermédiaire du peuple.) Et précisait-il, lorsque cela n’est plus reconnu, l’insurrection est nécessaire. Insurrections, révoltes, soulèvements, voilà ce qui est à l’ordre du jour. En France on vient d’en prendre conscience, mais également un peu partout en Europe.
Insurrection n’étant pas forcément violente, mais s’exprimant là où les élites ne l’attendaient pas. En la matière, ce qu’il est aisé de nommer « l’extrême droite ». C’est cela la version officielle, celle du « Tsunami ». De fait cette extrême droite dans ses partis institués, ceux qui ont obtenu le pourcentage de voix nécessaire à continuer le jeu, est également partie prenante de cette théâtrocratie. Elle a été chargée de mimer la dissidence, la résistance au pouvoir établi, alors que sur tous les sujets clivants des dernières années, gestion de la crise sanitaire, intervention en Ukraine, vassalité à l’égard des USA, abandon de la position gaullienne d’équilibre au Moyen Orient, elle est un « coupé-collé » du pouvoir en place. Ils font de fait tous partie de la même caste.
Ces élites, tout simplement ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire : politiques, journalistes, experts de tous ordres se déclarent démocrates, mais sont très peu démophiles. Peut-être ont-ils peur du peuple et préfèrent parler de « populisme ». Attitude pour reprendre une analyse de Vilfredo Pareto, qui ne peut qu’appeler à une « circulation des élites ». Celles-ci n’étant plus en phase avec la réalité sociale.
Et ce, tout simplement, parce qu’ayant accentué, à tous crins, la théâtralisation du politique, elles risquent de subir le sort d’une pièce de théâtre dont on n’est pas satisfait. On la siffle, on conspue des acteurs jouant mal leur rôle. Le cardinal de Retz l’a rappelé : « le peuple est las, quelque temps devant que de s’apercevoir qu’il est ». Mais il est des moments où cette lassitude s’exprime sans coup férir. C’est bien ce qui est en train de se passer : la sécession souterraine s’exprime alors ouvertement.
C’est cela la secessio plebis. Pour reprendre une sentence fort actuelle de Machiavel, c’est quand « la pensée du Palais » n’est plus en phase avec la pensée de la « Place publique ! » C’est-à-dire quand le lointain, l’institué, le macroscopique, tout ce sur quoi on ne peut agir devient indifférent.
Dès lors l’énergie populaire se focalise au plus proche. Le sens de la vie n’est plus recherché dans la rationalisation proposée par le pouvoir surplombant. Ce que récitent jusqu’à plus soif, les acteurs de la théâtrocratie. Seul importe le sens trouvé ici et maintenant. Ce qui éveille les diverses potentialités de la puissance populaire.
Souvenons-nous de Péguy : « Tout commence en mystique et finit en politique ». C’est alors que la mystique revient. À l’encontre de la simple « réalité » (pouvoir d’achat, inflation, etc.) purement économique, matérialiste, la mystique c’est le retour du Réel, gros de l’irréel dont il est question. C’est-à-dire cet ensemble complexe de mythes, de symboles, de concepts spirituels. Et, à l’encontre de la bien-pensance officielle, gauche et droite confondues, c’est la « nostalgie du sacré » qui est la marque essentielle de la sécession populaire contemporaine. Qui saura l’entendre ?
Michel Maffesoli
Professeur Émérite en Sorbonne.
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