La pédagogie est-elle une science ?

30/07/2023 (2023-07-30)

Quelques fléchettes contre le pédagogisme

[Source : euro-synergies.hautetfort.com]

Par Carlos X. Blanco

Depuis de nombreuses années, je dénonce le caractère pseudoscientifique de la pédagogie. Les « sciences de l’éducation » sont si nombreuses et si disparates qu’aucune d’entre elles, pas plus qu’une somme intégrale de toutes, ne semble pouvoir s’ériger, légitimement et sans appel, en discipline capable de prescrire la manière dont nous devons enseigner : ni le quoi, ni le comment, ni le quand, ni le où enseigner…

Si l’on choisit l’une de ces « sciences de l’éducation » comme connaissance principale ou directrice des autres (psychologie, sociologie, neurosciences, didactique…), il faudra se rendre honnêtement et objectivement à un fait : il n’existe pas de théorie psychologique « unique » de l’éducation, ni de théorie sociale unique ou de conseils didactiques sur ce qu’il convient d’enseigner. Il n’y a pas non plus de consensus scientifique sur la meilleure façon de procéder, sur les meilleurs outils à utiliser, etc. Comme pour toutes les autres connaissances sociales et humanistes, le tableau est complexe. De multiples « paradigmes », des approches et des modèles variés et contradictoires. L’enseignant n’a que l’embarras du choix… Et ce choix arbitraire d’un modèle ou d’une théorie n’est pas, d’un point de vue gnoséologique, très encourageant.

[Note de Joseph : la démarche scientifique ne repose pas sur le consensus. Parler de « consensus scientifique » relève alors de méconnaissance de ce qu’est ou de ce que devrait être la science. Un domaine scientifique particulier peut très bien fourmiller de théories à un moment donné de son processus d’investigation ou de recherche. Cependant, celles qui relèvent vraiment de science s’appuient sur les faits, doivent notamment respecter la méthodologie scientifique (en particulier en matière de démonstration ou de réfutation d’une causalité supposée), être vérifiables, prédictives, cohérentes, contestables (sinon il s’agit d’un système de croyances) et ne pas admettre d’exceptions ou de lacunes graves (sinon, elles doivent être abandonnées ou largement révisées). Il suffirait alors de trouver une théorie pédagogique répondant à ces critères pour que la pédagogie puisse être considérée comme relevant de science. Cependant, comme pour la médecine, nous devrions plutôt considérer que la pédagogie relève d’art (celui d’éduquer, tandis que la première relève plutôt de celui de soigner, de réharmoniser et de prévenir). La pédagogie et la médecine s’appliquent à ce que l’on peut considérer comme étant un système complexe, et même très complexe : l’Homme. On ne peut pas aborder ce « système » avec une pensée mécaniste matérialiste, seulement capable de traiter des systèmes simples.]

Cependant, à chaque nouvelle phase de réajustement du capitalisme occidental, et très concrètement, à chaque nouveau cycle politique en Espagne, la corde se resserre et l’École de base (et par extension, le Secondaire et l’Université) est soumise à un nouveau démantèlement. Le fait pur et simple que l’éducation espagnole se dégrade (moins de connaissances et plus de « compétences » ou de « connaissances de base », moins d’efforts intellectuels et plus de « gamification » et de « culture des notes ») ne peut être éclairé qu’à la lumière d’une seule cause explicative : le néolibéralisme.

Le néolibéralisme démantèle l’École.
Un exemple : l’UDL (« Universal Design for Learning ») :

Les puissances mondialistes ont trouvé la formule magique. Ils ont supprimé les centres d’éducation spécialisée. Les spécialistes des enfants en difficulté sont supprimés. Plus de pédagogie thérapeutique. Plus d’argent pour créer des classes spécifiques, avec du personnel et du matériel spécialisés, des espaces pour répondre aux besoins éducatifs particuliers. C’est une question de temps. Sous une couche de vernis ultra-progressiste, c’est-à-dire après avoir soi-disant déclaré la guerre aux discriminations, réelles et inventées, on sort un nouveau jargon, et inventer des jargons est la seule spécialité dans laquelle les pédagogues sont experts comme avec l’« Universal Design for Learning » [UDL].

Qu’est-ce que l’Universal Design for Learning ? En clair, la conception universelle de l’apprentissage est la justification verbale et pseudoscientifique de l’élimination de l’attention éducative spécifique accordée à ceux qui en ont réellement besoin.

La démarche néo-libérale ne peut passer inaperçue que pour un spectateur intoxiqué par le jargon de l’ultra-progressisme : nous sommes tous différents, nous dit-on, chaque membre de notre espèce a son « profil de sortie » (un concept qui rappelle les idées idiotes sur la « traçabilité » des produits commerciaux) et, sur la base de ces hypothèses pseudoscientifiques, l’enseignant dans la classe doit obtenir des choses différentes de la part d’enfants différents. Il n’est pas question de « demander la même chose à tout le monde ». Il s’agit d’un effort à l’ancienne pour s’élever au-dessus de ce que vos gènes ou votre classe sociale ont prédéterminé. Le néolibéralisme inhérent à l’UDL consiste à généraliser une tromperie : que les enseignants ne traumatisent pas ceux qui « partent de leur propre profil » (lire, partent de très mauvaises situations socio-économiques et cognitives). N’élevons personne. L’éducation ne sera plus un ascenseur social (du moins pour certains). Cherchons le bonheur chez les enfants, surtout l’adaptation au système (un système qui est, de plus en plus, un cybersystème), quelle que soit leur ignorance flagrante. En attendant, fermons les écoles spécialisées et évitons de « sortir » les élèves de leur groupe de référence (qui n’est généralement qu’une classe d’âge) pour ne pas les discriminer. Qui « mange le gâteau » ? L’enseignant, c’est évident. L’enseignant va « concevoir » une classe et un programme différents pour chaque enfant de son père et/ou de sa mère ou de son parent. Telle est la nouvelle pédagogie, celle qui est imposée en Espagne avec force de loi (la LOMLOE, 2020).

Quels sont les fondements de cette réglementation étatique obligatoire ? Les ornements pour habiller, adoucir et couvrir cette nouvelle astuce néolibérale ? C’est très simple : le grand ornement de notre époque est le préfixe « néo ». Dans les années 70 et 80, on préférait tout préfixer par « psycho ». C’était l’essor des sciences « psy ». Aujourd’hui, comme toutes les modes américaines, le préfixe ornemental et immédiatement porteur de prestige et de clinquant est « neuro ». C’est la mode du « neuro ». On parle de « neuroéthique », de « neuroéconomie », etc. L’UDL prétend s’appuyer sur « trois réseaux neuronaux » (trois seulement, comme s’il n’y en avait pas des millions dans nos cerveaux !) : la reconnaissance, l’émotion et la stratégie. Qu’il y en ait trois et pas quatre ou dix, ou cent est absolument arbitraire. Législateurs et pédagogues tentent de faire passer pour de la science ce qui n’est qu’une proposition issue des neurones de deux professeurs de Harvard, d’un couple de pédagogues et de psychologues (qui, soit dit en passant, sont étroitement liés au « numérique »). Sachant que dans le domaine universitaire de la psychologie et des « sciences de l’éducation », les modèles (et non les théories définitivement établies) se comptent par centaines ou milliers, il est significatif que la LOMLOE, loi copiée-collée et traduite automatiquement — dans tous les sens du terme « automatiquement » — de l’UNESCO et des instances « supranationales », impose un modèle unique, tout à fait dans le sens « supranational » du terme. La loi, traduite automatiquement — dans tous les sens du terme « automatiquement » — de l’UNESCO et des organismes « supranationaux », impose un modèle unique, très concret et très discutable, celui de ces deux figures de Harvard, que les enseignants doivent mettre en pratique de manière moutonnière et sans esprit critique.

Il y a des auteurs, comme Alberto Royo et Santiago Moreno Castillo, qui dénoncent depuis longtemps ces erreurs et ces démarches arbitraires des pédagogues. Des erreurs qui, à mon avis, seraient risibles si la culture en général et la culture épistémologique en particulier étaient plus élevées dans le public et, plus particulièrement, chez les enseignants. Alberto Royo vient de décocher une brève fléchette (Contra el Pedagogismo, Letras Inquietas, 2023) qui touche la cible du problème : le problème qui n’est autre que la détérioration que le néolibéralisme est en train de provoquer dans l’éducation espagnole. Nous attendons de nouvelles fléchettes et de nouveaux missiles contre cette fraude qu’est la pédagogie.

Adáraga : http://adaraga.com/un-dardo-dirigido-contra-la-pedagogia/   

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