06/04/2024 (2024-04-06)
[Source : rt.com]
Le pouvoir de fixation des prix sur un marché longtemps dominé par les fonds institutionnels occidentaux se déplace vers l’Est et les implications sont profondes.
[Illustration : Getty Images/brightstars]
Par Henry Johnston
Le prix de l’or a atteint dernièrement une série de nouveaux sommets, une évolution qui n’a reçu qu’une attention superficielle de la part des principaux médias financiers. Mais comme c’est souvent le cas ces jours-ci, il se passe beaucoup plus de choses qu’il n’y paraît. En fait, la hausse du prix de l’or en dollars est presque l’aspect le moins intéressant de cette histoire.
Pendant des milliers d’années, l’or a été la réserve de valeur par excellence et a été synonyme du concept de « monnaie ». Les échanges étaient souvent réglés soit en or, soit en billets de banque garantis par de l’or et directement échangeables contre de l’or. Les monnaies qui ne reposent que sur un décret gouvernemental — appelées monnaies « fiduciaires » — ont toujours été vouées à l’échec.
Toutefois, en 1971, l’or s’est trouvé écarté de ce rôle ancestral lorsque les États-Unis ont unilatéralement suspendu la convertibilité du dollar en or, comme le prévoyaient [pourtant] les accords de Bretton Woods qui établissaient le cadre de l’économie d’après-guerre. Peu après, dans un acte dont les alchimistes médiévaux ne pouvaient que rêver, l’or a été créé à partir de rien sous la forme de contrats à terme, ce qui signifie que les lingots pouvaient être achetés et vendus sans qu’aucun métal ne change de main, ni même n’existe.
Outre la ramification évidente de tout cela — la suppression de la garantie-or du dollar et donc implicitement de presque toutes les monnaies — il y a deux caractéristiques importantes de la façon dont le marché de l’or a fonctionné par la suite : premièrement, l’or a été essentiellement réduit à se négocier comme n’importe quel autre actif financier cyclique ; deuxièmement, le prix de l’or a été en grande partie déterminé par les investisseurs institutionnels occidentaux.
Ces deux tendances de longue date sont en train de s’effondrer. Comme nous le verrons, il est difficile d’exagérer l’importance de cette évolution. Mais commençons par un examen très rapide de la manière dont l’or est passé du statut de source ultime de valeur à celui d’un simple téléscripteur évoluant selon des schémas prévisibles dans la constellation des instruments financiers.
Comment le papier a remplacé le métal
L’effondrement de Bretton Woods à la fin des années 60 et au début des années 70 — qui a culminé avec la fermeture du guichet de l’or en 1971 — a été une période désordonnée de transition, d’incertitude et d’instabilité. Le dollar s’est dévalué et un système de taux fixe a été négocié, puis abandonné peu après. Mais ce qui était clair, c’est que les États-Unis éloignaient le monde de l’or et l’orientaient vers un étalon dollar.
Jelle Zijlstra, président de la banque centrale des Pays-Bas, président de la Banque des règlements internationaux de 1967 à 1981, et personnalité éminente de l’époque, a rappelé dans ses mémoires comment « l’or a disparu en tant qu’ancre de la stabilité monétaire » et que « la route… à travers des vicissitudes sans fin vers une nouvelle hégémonie du dollar a été pavée de nombreuses conférences, d’histoires fidèles, astucieuses et parfois trompeuses, de visions idéalistes de l’avenir et d’impressionnants discours professoraux ». Mais, conclut-il, la réalité politique ultime était que « les Américains soutenaient ou combattaient tout changement, selon qu’ils voyaient la position du dollar renforcée ou menacée ».
Néanmoins, l’or était tapi dans l’ombre, tel un monarque déchu, mais toujours vivant, et représentait donc une protection implicite contre l’abus de ce qui était devenu des monnaies fiduciaires. Si l’on continuait à imprimer des dollars, le prix de l’or monterait en flèche et signalerait la dépréciation du billet vert. C’est plus ou moins ce qui s’est produit dans les années 1970, après la fermeture du guichet-or. Après avoir franchi la barre des 35 dollars l’once en 1971, l’or a grimpé jusqu’à 850 dollars en 1980.
Le gouvernement américain avait donc tout intérêt à gérer la perception du dollar par le biais de l’or. Plus important encore, il ne voulait pas que l’or recrée une pseudo-monnaie de réserve en se renforçant considérablement. Le légendaire président de la Fed, Paul Volcker, a dit un jour « l’or est mon ennemi ». En effet, il a toujours été l’ennemi des banques centrales : il les obligeait à resserrer les taux lorsqu’elles ne le souhaitaient pas et leur imposait une certaine discipline.
Ce cadre permet de comprendre l’essor du marché de l’or non alloué — c’est-à-dire de l’or « papier » — dans les années 1980 et les innombrables produits dérivés sur l’or qui ont vu le jour. Ce phénomène a débuté en 1974 avec le lancement des opérations à terme sur l’or, mais il a explosé au cours de la décennie suivante. Les banques de lingots ont commencé à vendre des créances papier sur l’or qui n’étaient pas liées à de l’or réel. Les acheteurs n’étaient pas tenus de payer à l’avance, mais pouvaient simplement laisser une marge en espèces.
Ce montage rappelle la vieille blague communiste selon laquelle « nous faisons semblant de travailler et vous faites semblant de nous payer ». Dans le cas présent, l’investisseur fait semblant de payer l’or et le vendeur fait semblant de le posséder. On ne peut pas être plus proche de la spéculation pure.
C’est ainsi qu’est né le système d’or papier à réserves fractionnaires qui perdure encore aujourd’hui. En effet, il y a aujourd’hui beaucoup plus d’or papier que d’or physique, soit 11 000 milliards de dollars [d’or virtuel et illusoire] contre [seulement] 200 à 300 milliards [d’or concret], selon une estimation du magazine Forbes. D’autres estiment que l’écart est encore plus important. Personne ne le sait vraiment. Le Comex, le principal marché à terme et d’options pour l’or, est également devenu plus axé sur le papier. Selon l’analyste Luke Gromen, alors qu’il y a 25 ans, environ 20 % du volume d’or sur le Comex était lié à une once physique, ce chiffre est tombé à environ 2 %.
L’or, un actif cyclique de plus
Ce qu’il est important de comprendre ici, c’est que la création d’un marché dérivé satisfait la demande d’or qui, autrement, irait sur le marché physique. Seule une quantité limitée d’or existe et peut être extraite, mais une quantité illimitée de produits dérivés sur l’or peut être souscrite. Comme l’explique M. Gromen, lorsque l’expansion monétaire stimule la demande d’or (en raison de l’inflation qu’elle entraîne), il y a deux façons de répondre à cette demande : laisser le prix de l’or augmenter, car davantage de dollars achètent la même quantité d’or ; ou permettre la création de davantage de créances papier sur la même quantité d’or, ce qui permet de gérer le rythme de l’augmentation du prix de l’or.
Cette situation a plusieurs conséquences importantes. L’essor du marché du papier a clairement joué un rôle important dans l’affaiblissement de l’or en tant que limite stricte à la politique expansionniste, renforçant ainsi implicitement la crédibilité du dollar. Mais cela signifie également que le prix de l’or a été largement déterminé par les flux d’investissement plutôt que par la demande physique. Et lorsque nous parlons de flux d’investissement, nous pensons avant tout aux investisseurs institutionnels occidentaux.
Étant donné que l’or se négocie essentiellement comme un actif cyclique, les investisseurs institutionnels ont principalement négocié l’or en fonction de l’évolution des taux d’intérêt réels américains, c’est-à-dire des taux d’intérêt corrigés de l’inflation. L’or est acheté lorsque les taux réels baissent et vice versa. La logique est la suivante : lorsque les taux d’intérêt augmentent, les gestionnaires de fonds peuvent gagner davantage en se tournant vers les obligations ou les liquidités, ce qui augmente le coût d’opportunité de la détention d’actifs non productifs d’intérêts tels que l’or. De même, la baisse des taux d’intérêt rend l’or, considéré comme une protection contre l’inflation, plus attrayant. Cette corrélation est particulièrement forte depuis une quinzaine d’années, mais de nombreux analystes la font remonter à plus loin.
Allons donc plus loin et posons la question suivante : si l’argent des institutions occidentales a fait monter les prix, qui a été de l’autre côté de la transaction lorsque l’or réel a changé de mains ?
Pour simplifier un peu, le modèle fonctionnait à peu près comme suit, comme l’a expliqué l’analyste de l’or Jan Nieuwenhuijs : les institutions occidentales contrôlaient essentiellement le prix de l’or et achetaient à l’Est dans les marchés haussiers et vendaient à l’Est dans les marchés baissiers. C’est logique, car le côté occidental de ce commerce était essentiellement composé d’investisseurs qui, dans n’importe quelle classe d’actifs, ont tendance à chercher à faire monter les prix. L’Est, quant à lui, était davantage caractérisé par la demande des consommateurs. Les consommateurs étant sensibles aux prix, ils ont tendance à acheter lorsque les prix sont bas et sont heureux de vendre lorsque le marché est à la hausse.
L’or circulait donc d’est en ouest dans les marchés haussiers et d’ouest en est dans les marchés baissiers. Mais, comme nous l’avons mentionné plus haut, ce sont les investisseurs institutionnels occidentaux qui étaient aux commandes de ce commerce.
C’est ce qui s’est passé jusqu’en 2022, date à laquelle la guerre par procuration contre l’Ukraine a commencé et où les États-Unis ont pris l’initiative audacieuse de geler quelque 300 milliards de dollars d’actifs de la banque centrale russe.
La fin d’une corrélation de longue date
Coïncidence ou non, ce qui s’est passé cette année-là, c’est que la corrélation entre les taux réels américains et l’or s’est rompue et n’a pas été rétablie. Le premier signe d’un changement imminent a été que, dans les premiers mois qui ont suivi le début du cycle de forte hausse des taux de la Fed en mars 2022, l’or a chuté, mais s’est avéré beaucoup plus résistant à la hausse des taux que les modèles de corrélation ne l’auraient suggéré. Mais la véritable rupture de la corrélation a commencé en septembre de la même année, lorsque les prix de l’or ont commencé à grimper alors même que les taux réels restaient stables. En fait, de fin octobre 2022 à juin 2023, le prix de l’or a augmenté de 17 %.
Entre-temps, en 2023, les rendements réels américains ont augmenté (malgré une certaine volatilité), ce qui, selon l’ancienne corrélation, aurait dû entraîner une baisse du prix de l’or, car des rendements plus élevés ailleurs auraient rendu l’or non rémunéré moins attrayant. Or, l’or a progressé de 15 % sur l’année.
Un autre aspect notable est que les investisseurs institutionnels occidentaux ont été des vendeurs nets d’or, comme en témoignent la baisse des stocks détenus par les fonds négociés en bourse (ETF) occidentaux et la chute de l’intérêt ouvert sur le Comex au cours de la période octobre 2022-juin 2023 mentionnée ci-dessus (lorsque la corrélation s’est rompue). En 2023, les ETF aurifères ont enregistré des sorties nettes pour l’année malgré la hausse du prix de l’or. Depuis le début de l’année et jusqu’en février, les sorties de fonds des ETF s’élèvent à 5,7 milliards de dollars, dont 4,7 milliards en Amérique du Nord, alors que le prix de l’or a atteint des sommets inégalés.
On voit donc les investisseurs institutionnels occidentaux réagir comme des chiens de Pavlov à la hausse des taux d’intérêt et délaisser l’or au profit d’actifs à plus haut rendement tels que les obligations, les actions, les fonds du marché monétaire, et j’en passe. Normalement, cette réaction aurait dû faire baisser le prix de l’or.
Mais ce n’est pas le cas. Les deux principales raisons sont l’appétit vorace des banques centrales pour l’or physique et la demande extrêmement forte du secteur privé pour l’or physique en Chine. Il est difficile de savoir exactement quelles banques centrales achètent et combien elles achètent, car ces achats ont lieu sur le marché opaque de gré à gré. Les banques centrales déclarent leurs achats d’or au FMI, mais, comme l’a souligné le Financial Times, les flux mondiaux de métal suggèrent que le niveau réel d’achat par les institutions financières officielles — en particulier en Chine et en Russie — a largement dépassé ce qui a été déclaré.
Selon le Conseil mondial de l’or, qui tente de suivre ces achats secrets, les banques centrales ont acheté un record historique de 1 082 tonnes en 2022 et ont presque égalé ce chiffre l’année suivante. La Banque populaire de Chine a été de loin le plus gros acheteur. En février dernier, elle avait augmenté ses réserves pendant 16 mois consécutifs.
M. Nieuwenhuijs estime que la Banque populaire de Chine a acheté un record de 735 tonnes d’or en 2023, dont les deux tiers environ ont été achetés clandestinement. Parallèlement, selon ses chiffres, les importations nettes du secteur privé chinois se sont élevées à 1 411 tonnes en 2023 et à 228 tonnes rien qu’en janvier 2024.
Où tout cela nous mène-t-il ?
Essayons maintenant de faire un petit zoom arrière et de mettre les choses en perspective. Le premier point évident est que le prix de l’or est de plus en plus déterminé par la demande d’or physique plutôt que par la simple spéculation. Soyons clairs : la Banque populaire de Chine n’est pas en train d’acheter des contrats à terme sur l’or à effet de levier de 25:1 avec règlement en espèces. La Russie non plus. Ces pays font entrer dans leurs coffres des camions chargés d’or véritable. En fait, nous avons constaté des exportations nettes des marchés de gros de Londres et de Suisse, qui représentent l’or institutionnel occidental. Cet or s’est déplacé vers l’Est.
M. Nieuwenhuijs affirme que les achats d’or dissimulés représentent une sorte de « dédollarisation cachée ». Cette dédollarisation a lieu non seulement parce que la militarisation du dollar a introduit une menace jusqu’alors inimaginable pour les réserves en dollars, mais aussi en raison de l’explosion de la crise de la dette américaine, qui prend de plus en plus l’allure d’une spirale. Ce qui commence à apparaître comme l’issue inévitable de la saga de la dette américaine est une baisse des taux d’intérêt afin de réduire le coût de financement du gouvernement, car les charges d’intérêt actuelles sont insoutenables. Abaisser les taux d’intérêt et laisser l’inflation s’envoler représente probablement la meilleure des mauvaises options qui s’offrent aux décideurs politiques américains.
Il va de soi que cela aura pour effet de déprécier encore davantage le dollar. Pour ceux qui détiennent d’importantes quantités d’actifs en dollars, comme la Chine, il s’agit d’une perspective sombre, qui explique en grande partie l’actuelle frénésie d’achat d’or.
Un autre aspect de la question est que, comme les pays des BRICS commercent de plus en plus en monnaies locales, un actif de réserve neutre est nécessaire pour régler les déséquilibres commerciaux. En lieu et place d’une monnaie des BRICS, qui pourrait ou non voir le jour dans un avenir proche, Luke Gromen estime que l’or physique commence déjà à jouer ce rôle. Si c’est le cas, cela marque le retour de l’or à une place prépondérante dans le système financier, à la fois comme réserve de valeur et comme moyen de règlement. Il s’agit là aussi d’une étape extrêmement importante.
Alors que ces bouleversements tectoniques prennent forme, les ventes d’or réalisées par les investisseurs occidentaux au cours des deux dernières années ressemblent à s’y méprendre à celles réalisées par les Habsbourg vers 1913. Les habitants de Wall Street ont mis du temps à comprendre que la roue avait tourné. Les principaux analystes occidentaux ont à plusieurs reprises exprimé leur surprise face au rythme effréné des achats des banques centrales.
Il y a des cas dans l’histoire où les événements dépassent ceux qui les vivent et où le changement est si profond que la plupart des observateurs n’ont pas les catégories mentales pour le percevoir. En 1936, Carl Jung a déclaré : « Un ouragan s’est déchaîné en Allemagne alors que nous croyons encore qu’il fait beau ».
L’ouragan qui s’abat sur le monde occidental est la dépréciation du dollar due à la militarisation du système financier et à la spirale de la crise de la dette américaine. Il s’agit là de développements historiques qui se sont combinés pour briser irrémédiablement le monde financier familier. Le flux d’or de l’Ouest vers l’Est est à la fois un véritable transfert de richesse, mais aussi un symbole de la profonde sous-estimation par l’Occident de l’importance de ce qui est en train de se passer.
Henry Johnston, rédacteur en chef de RT. Il a travaillé pendant plus de dix ans dans la finance et est titulaire d’une licence FINRA Series 7 et Series 24.
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