01/11/2023 (2023-11-01)
Par Nicolas Bonnal
Comment Ibn Khaldoun explique la décadence occidentale (et même mondiale) au quatorzième siècle :
Dans ses prolégomènes, disponibles sur classiques.uqac.ca de nos amis québécois, Ibn Khaldoun révèle son encyclopédisme, son ouverture d’esprit et son pragmatisme (refus déjà de l’astrologie ou de l’alchimie). Ce croyant est en même temps un grand savant, un homme tolérant, un esprit observateur et diligent.
Sur les gouvernements trop actifs qui ruinent les peuples, il écrit :
« S’attaquer aux hommes en s’emparant de leur argent, c’est leur ôter la volonté de travailler pour en acquérir davantage ; car ils voient qu’à la fin on ne leur laissera plus rien. Quand ils perdent l’espoir de gagner, ils cessent de travailler, et leur découragement sera toujours en proportion des vexations qu’ils éprouvent ; si les actes d’oppression ont lieu souvent et atteignent la communauté dans tous ses moyens d’existence, on renoncera tout à fait au travail, parce que le découragement sera complet. »
L’incurie des gouvernements fait que tout le monde quitte son pays, et que le pays se vide — c’est l’histoire de notre mondialisation horrible depuis cinquante ans ou plus :
« … le marché de la prospérité publique finit par chômer, le désordre se met dans les affaires, et les hommes se dispersent pour chercher dans d’autres pays les moyens d’existence qu’ils ne trouvent plus dans le leur ; la population de l’empire diminue, les villages restent sans habitants, les villes tombent en ruines. »
Ibn Khaldoun (il se montre un bon libertarien, un émule de Rothbard et est proche du grand génie chinois Lao Tse) explique comment l’État accapare et vole le commerce :
« Un autre genre d’oppression encore plus grave et plus nuisible à la prospérité du peuple et de l’État, c’est quand le (gouvernement) contraint les négociants à lui céder, moyennant un vil prix, les marchandises qu’ils ont entre les mains et les oblige ensuite à lui acheter d’autres marchandises à un prix élevé. C’est là (ce qui s’appelle en jurisprudence) acheter et vendre par la voie de la violence et de la contrainte. »
Les impôts le traumatisent et accompagnent violence et autoritarisme étatique :
« … le gouvernement, ayant pris des habitudes de despotisme et de violence dans ses rapports envers ses sujets, cherche à se procurer de l’argent à leur détriment ; il impose de nouveaux droits de marché, il s’engage lui-même dans le commerce, il ose même transgresser la loi ouvertement à leur égard quand les prétextes lui manquent pour colorer son injustice. »
Nous avons les commissaires et les ministres ; Ibn Khaldun redoute lui les « chambellans » (pensez au classique Le voleur de Bagdad !) :
« Les souverains craignent (et avec raison) que le pouvoir leur soit enlevé de cette façon ; car les ministres sont naturellement portés à s’attribuer toute l’autorité quand ils voient que l’empire est sur son déclin et que le prince est sans influence. L’amour de la domination est profondément enraciné dans le cœur de l’homme, et se manifeste surtout chez les individus qui, ayant passé leur vie dans les commandements, trouvent l’occasion et les moyens (de satisfaire leur ambition). »
Ibn Khaldun explique comment le souverain s’éloigne du peuple, un peu comme à notre époque :
« Les courtisans et les familiers du prince sont les seuls qui connaissent la conduite qu’ils doivent tenir dans leurs rapports avec lui et les seuls qu’il admet en sa présence ; il ne reçoit jamais d’autres personnes, pour ne pas s’exposer à voir ou à entendre des choses désagréables, et pour leur épargner le châtiment qu’elles pourraient s’attirer par leur ignorance (des usages de la cour). Plus tard le souverain devient d’un abord encore plus difficile ; il adopte un système d’exclusion plus général que le premier, et n’admet auprès de lui que ses intimes. Dans ce second système, les intimes seuls peuvent entrer aux réceptions ; tout le reste du peuple en est exclu. »
Mais la décadence reste inévitable, pur fruit de la nature :
« La décadence des empires, étant une chose naturelle, se produit de la même manière que tout autre accident, comme, par exemple, la décrépitude qui affecte la constitution des êtres vivants. La décrépitude est une de ces maladies chroniques qu’il est impossible de guérir ou de faire disparaître ; car elle est une chose naturelle, et de telles choses ne subissent pas de changement. »
Pensons à l’Amérique d’aujourd’hui, qui joue au plus fin alors que ce gros pays obèse et tyrannique est en pleine crise. Notre grand penseur écrit :
« Quelquefois, quand l’empire est dans la dernière période de son existence, il déploie (tout à coup) assez de force pour faire croire que sa décadence s’est arrêtée ; mais ce n’est que la dernière lueur d’une mèche qui va s’éteindre. Quand une lampe est sur le point de s’éteindre, elle jette subitement un éclat de lumière qui fait supposer qu’elle se rallume, tandis que c’est le contraire qui arrive. Faites attention à ces observations et vous reconnaîtrez par quelle voie secrète la sagesse divine conduit toutes les choses qui existent vers la fin qu’elle leur a prédestinée ; et le terme de chaque chose est écrit 1. (Coran, sour. XIII, vers. 38). »
Ibn Khaldun, tel un bon romain, regrette toujours le développement du luxe. Il critique aussi l’extension territoriale excessive. L’inflation démographique accompagne selon lui la décadence (hypothèse intéressante) :
« La population, déjà nombreuse, prend un grand accroissement ; mais comme cela se fait graduellement, on ne s’en aperçoit qu’après une ou deux générations. Au commencement de la troisième, l’empire approche du terme de sa vie, la population a atteint son maximum. »
Proche mais certes pas dépendant des Grecs, Ibn Khaldun rend un splendide hommage à Aristote :
« De tous les philosophes, Aristote était le plus profond et le plus célèbre. On l’appelle le premier des instituteurs (el-moallem el-aouwel), et sa renommée s’est répandue dans l’univers. »
Ici, plus proche de Platon (pensez au dialogue entre Thamous et Thot dans Phèdre, 274 c), Ibn Khaldun souligne le déclin de la culture vivante par le biais des… livres (il n’aime pas non plus les experts) :
« Dès lors, les sciences intellectuelles restèrent enfermées dans des livres et dans des recueils, comme pour demeurer éternellement dans les bibliothèques. Quand les musulmans s’emparèrent de la Syrie, on trouva que les livres de ces sciences y étaient encore restés. »
Il reconnaît tristement le déclin de la géniale civilisation andalouse (trop de divisions entre les Arabes, et cela n’a pas changé hélas) :
« Lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et l’Espagne, et que le dépérissement des connaissances scientifiques eut suivi celui de la civilisation… »
À l’inverse il souligne le développement intellectuel de l’Europe (!) à cette époque :
« Je viens d’apprendre que, dans le pays des Francs, région composée du territoire de Rome et des contrées qui en dépendent, c’est-à-dire celles qui forment le bord septentrional (de la Méditerranée), la culture des sciences philosophiques est très prospère. L’on me dit que les sciences y ont refleuri de nouveau, que les cours institués pour les enseigner sont très nombreux, que les recueils dont elles font le sujet sont très complets, qu’il y a beaucoup d’hommes les connaissant à fond, et beaucoup d’étudiants qui s’occupent à les apprendre. Mais Dieu sait ce qui se passe dans ces contrées. Dieu crée ce qu’il veut et agit librement. (Coran, sour. XXVIII, vers. 68). »
⚠ Les points de vue exprimés dans l’article ne sont pas nécessairement partagés par les (autres) auteurs et contributeurs du site Nouveau Monde.