​Le Tétralogue — Roman — Chapitre 32

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 7
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 8
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 9
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 10
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 11
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 12
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 13
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Le Tétralogue — Roman — Chapitre 15
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 16
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 17
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 18
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 19
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 20
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 21
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 22
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Le Tétralogue — Roman — Chapitre 30
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 31]

Par Joseph Stroberg

32 — Dans les limbes

Lorsque Tulvarn revint à lui, il ne put garder ses yeux ouverts devant l’éclat aveuglant de la lumière qui lui parvenait. Il ne les rouvrit qu’à peine, leur laissant le temps de s’y accoutumer. Celle-ci semblait venir de nulle part ou de partout, tellement elle emplissait tout l’espace, et le sol même paraissait lumineux. Les colonnes qu’il aperçut, alignées sur plusieurs lignes et rangées, semblaient elles aussi disposer de leur propre lumière. Tout se révélait d’une telle blancheur, presque insupportable que les lieux donnaient une impression de pureté majestueuse et sacrée. Aucune odeur ni aucun son ne lui parvenaient. Lorsqu’il se mit en marche, il n’entendit pas non plus le son de ses pas. En fait, il réalisa qu’il ne marchait pas vraiment, mais glissait lentement à quelques pouces du sol. Son corps n’avait ni poids, ni sensation de chaleur ou de froid, ni souffrance. Il ressentait seulement un genre de sourde exaltation, une sensation jamais éprouvée auparavant, un mélange de sérénité, de plénitude et de puissance… Aucun souvenir du passé ne troublait sa conscience. Il se voyait simplement en ce lieu qu’il avait l’impression de connaître, mais sans moindrement s’en préoccuper. Il ne s’agissait pas d’une interrogation ni d’un constat… Seul le sentiment factuel de la reconnaissance d’une énergie… ou d’une forme… Le lieu ne le troublait pas… Il se présentait comme quelque chose de familier, quelque part sans doute au fond de son esprit. Cette subtile sensation ne troublait même pas son mental vide. Tulvarn se trouvait là… et c’était tout. Son nom ne venait pas à son esprit. Sa vocation de moine guerrier, pas davantage. Tout cela n’existait pas ou n’existait plus ici. Il se contentait d’avancer vers… vers un groupe de quelques petits piliers tout aussi lumineux qui soutenaient… un bassin. À peine Tulvarn se rendit-il vaguement compte de la présence de ce dernier qu’il se retrouva instantanément flottant au-dessus. Il contenait un liquide… Et celui-ci coula alors dans sa bouche pendant que la fontaine s’était réduite à la dimension d’une coupe portée à ses lèvres. La vie pure en émanait.

Ailleurs, quelque part, bien loin, « ils » appelaient cela la liqueur de Sidarth, la boisson du Grand Satchan lui-même. Ailleurs, encore plus loin dans le temps et dans l’espace, d’autres « ils » l’appelaient le « Saint-Graal ». Néanmoins, lui, ici, n’en avait pas du tout conscience – il buvait et c’était tout. Cette liqueur, ce fluide, ce n’était ni du sang ni de l’eau. Il s’agissait de la vie elle-même, du moins d’une de ses formes les plus pures parmi celles accessibles aux Véliens et plus généralement aux humanoïdes. Cette vie vitalisait à la fois l’eau et le sang, les plantes, les animaux, les Véliens… et les roches elles-mêmes, car celles-ci vivaient, même si le rythme de leur vie paraissait imperceptible à ceux qui n’étaient pas cristalliers ou cristallières. Habituellement, les êtres incarnés n’en disposaient que d’une quantité définie, une fois pour toutes à la naissance. Dans certains cas exceptionnels, ils pouvaient néanmoins en reboire une certaine quantité, ceci pour poursuivre leur tâche qui autrement serait interrompue par la mort physique et reportée en des temps éventuellement moins propices.

Le « Saint-Graal » ne pouvait se trouver dans la matière dense de la vie ordinaire, et c’était pourquoi tous ceux qui l’y avaient cherché avaient échoué. Il ne procurait pas la vie éternelle, car celle-ci ne relevait pas de la Matière ou de la « Forme », mais de l’Esprit, du Grand Satchan. Il offrait seulement un prolongement dans le sacrifice, dans la souffrance représentée pour la Conscience dans le fait de plonger dans la Matière. Ne pouvaient en boire que ceux qui avaient appris le sens complet du sacrifice au bénéfice du grand Tout. Il était hors de portée des êtres dominés par leur intérêt personnel, par ce que certaines civilisations appelaient l’« ego », la forme de conscience qui émanait de leur nature physique et tangible, mais non celle en provenance de leur essence. Il était naturellement incompatible avec celui-ci.

Tulvarn avait pu boire à la coupe de la vie du Grand Satchan, car il ne l’avait pas du tout cherchée. En ces lieux, son ego n’existait pas, et plus « bas » – sur Veguil – le moine avait appris a dompter ce dernier. En bas, dans la Matière, les êtres doivent chercher pour trouver. Mais paradoxalement, en ces lieux, ils doivent au contraire ne pas chercher pour trouver, car c’est la vie, le Grand-Satchan lui-même qui les guide alors. Et ce dernier sait mieux que tous ce qui convient pour la poursuite de son immense et universel dessein. En fait, les êtres qui ont appris à s’en remettre au Grand-Satchan et à se laisser guider par lui n’ont plus besoin de chercher non plus dans la Matière. Les réponses leur viennent toujours en temps utile, à condition d’avoir démontré une réelle humilité et simplicité face à l’immensité du cosmos.

Déjà avant même sa présente quête, Tulvarn avait appris à dompter son « ego ». Et l’acceptation de son rôle de simple moine alors qu’il aurait pu ou dû se trouver plus proche des maîtres du temple, en représentait une des nombreuses démonstrations. Le Grand-Satchan aimait les humbles en esprit. Son amour se manifestait ici par le biais de la liqueur de Sidarth, par le Saint-Graal offert au moine, lui donnant ainsi la possibilité de poursuivre sa quête sans interruption majeure, et une chance de l’achever.

Tulvarn ne réaliserait probablement que bien plus tard ce qui venait de lui arriver en ces lieux lumineux et purs où le temps n’avait aucune prise et où l’ego ne pouvait se manifester. Il se trouvait « au-dessus » même du royaume des morts.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 33)