Le Tétralogue — Roman — Chapitre 13

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 7
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 8
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 9
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 10
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 11
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 12]

Par Joseph Stroberg

​13 — Du feu à l’au-delà

Tulvarn n’eut pas le temps de s’interroger sur l’imprudence pour lui et ses deux compagnons d’avoir dormi tous en même temps en pleine forêt vierge. Il aperçut du coin de l’œil une masse énorme foncer dans la direction de Reevirn. Tournant vivement la tête, il reconnut un xirn, prédateur à la fois souple et trapu, et deux fois plus gros que lui. Ses crocs avaient la longueur d’une main vélienne. L’animal écrasait les buissons lors de sa charge. En deux derniers bonds, il se retrouva juste au-dessus du dormeur, alors que Gnomil venait de se réveiller. Ce dernier se releva vivement tout en tirant une dague enchantée de sous sa toge. Dans le même temps, Tulvarn sortit son sabre et s’élança vers le xirn. L’animal retombait gueule ouverte sur sa proie lorsqu’il reçut la dague en plein cœur et le poids du moine étalé sur son corps. Ce dernier venait de trébucher sur une touffe herbeuse et manqua blesser le voleur en lâchant son sabre. Le chasseur se réveilla sous le double impact.

— Heï ! Que se passe-t-il ? demanda-t-il en repoussant difficilement l’animal, alors que Tulvarn, légèrement honteux, se relevait.

— Sieur Tulvarn a manqué me tuer ! Il faudrait peut-être lui confisquer son jouet.

— Euh ! navré mes amis. Un obstacle imprévu m’a fait tomber et ajouter au poids de la bête. Mais tu as probablement raison, Gnomil. Je finis par me demander si je ne suis pas un vrai danger, après tout. Ma maladresse semble incurable, même si mon maître pensait le contraire. Heureusement que tu es nettement plus adroit !

— Oui. La bête a son compte et nous allons pouvoir en manger un bon morceau. La chair fraîche commençait à me manquer.

— J’ai l’impression qu’à moi aussi, approuva le chasseur qui était maintenant pleinement réveillé. Faisons donc un bon feu !

— Je ne voudrais pas rabaisser votre enthousiasme, mais nous risquons de mettre aussi le feu à la forêt, tempéra le moine.

— Oups ! Léger détail, admit à contrecœur le voleur.

— Hum ! Nous pouvons ménager un endroit pour cela, intervint le chasseur. Je sais comment faire, même si je n’ai pas le souvenir de l’avoir appris un jour. C’est d’ailleurs étrange quand je ne me souviens même pas de mon nom. Celui-ci me reviendra-t-il ? En attendant, « Reevirn » me plaît bien, alors je crois que je le conserverai malgré tout.

— Peux-tu nous montrer comment faire ici du feu sans danger, lui demanda Gnomil ?

— Bien sûr ! Allons-y ! Il nous faut d’abord trouver des cailloux ou un endroit rocheux, ou bien nous pouvons arracher les plantes sur une surface suffisante. De plus, il faut éviter de se trouver trop proche d’un arbre.

— Des cailloux ? Des rochers ? Tu en as vu beaucoup ces derniers temps, grommela le voleur ?

— Pas vraiment, mais les plantes devraient pouvoir s’arracher assez facilement ou au moins être coupées rases.

— Si je me base sur les cours de survie pratiqués au temple, l’approche de Reevirn est correcte et nous n’avons guère d’autres solutions ici que de dégager une surface de terrain suffisante pour éviter que le feu se propage aux buissons ou aux arbres. Nous avons encore de la chance qu’il n’y ait presque pas de vent. Autrement, il vaudrait mieux y renoncer.

— Dommage que nous ne puissions pas faire plus vite. Mon estomac commence à être torturé.

— Si tu es trop pressé, tu peux toujours manger la viande crue.

— Ouais, c’est sûr, Sieur Tulvarn, mais c’est nettement moins bon et moins facile. Et pour une fois, j’aimerais faire autrement. Avec mon métier, je n’ai pas souvent le loisir de la cuire.

— Tu vois, ceci est une autre bonne raison pour en changer. Avoir pris la décision de nous suivre te permettra sans doute de manger plus souvent de la viande grillée.

— Ça m’en a tout l’air, finalement, admit le voleur qui commençait à se dire que voler était plutôt une tâche ingrate.

S’intériorisant en aidant machinalement les autres à préparer le terrain pour le feu, Gnomil reconnut que si voler pouvait rapporter gros, cela pouvait aussi bien conduire à la mort ou procurer de cruelles blessures. Cette activité rendait la vie précaire, aléatoire et dangereuse pour un bénéfice qu’il perdrait de toute manière en mourant. Certains voleurs légendaires avaient pu un jour mener la grande vie et s’acheter des protecteurs. Néanmoins, plusieurs d’entre eux furent trahis ou volés à leur tour, et même les rares qui en sortirent indemnes ne purent rien emporter avec eux une fois morts de vieillesse. Si les moines avaient raison de parler de vie après la mort, que restait-il aux voleurs une fois de l’autre bord ? Ils n’y retrouvaient assurément pas la moindre miette de ce qu’ils avaient pu matériellement accumuler de leur vivant. À quoi cela leur servait-il alors d’avoir volé, triché, menti, magouillé ? À quoi pouvait-il utiliser leur savoir-faire dans cet au-delà que les moines décrivaient ? Selon eux, pour ce qu’il en avait entendu dire, il n’y avait rien à voler de l’autre bord. Il suffisait de penser à quelque chose pour l’y matérialiser ou le voir apparaître devant soi. Et l’on n’avait pas besoin d’y manger ni d’y dormir. Il n’y faisait pas froid, ni chaud, ni tiède. Il faudrait qu’il interroge leur moine pour en savoir davantage. Ça commençait à l’intriguer.

— Sieur Tulvarn, est-ce que je peux vous poser une question, interrogea Gnomil sur un ton peu assuré ?

— Bien sûr, mon ami, répondit aussitôt le moine alors qu’il achevait d’arracher un arbrisseau en ménageant ses racines, en vue de le replanter plus tard au même endroit.

— Que se passe-t-il lorsque nous mourrons ?

— Oh ! C’est une vaste question, mon ami. Il me faudrait des jours entiers pour vraiment t’y répondre. Et le Livre présente la réponse sous forme d’une théorie restant à démontrer. Elle mentionne que divers individus, dans d’innombrables races différentes, sont brièvement revenus de la mort pour témoigner de ce qu’ils ont alors vu et vécu. Cela est même arrivé à mon maître. Cependant, dans toutes ces races, il existe bien davantage de personnes sceptiques ou incrédules et elles argumentent que ces individus n’étaient pas complètement morts ou bien qu’ils ont inventé ce qu’ils ont vu, ou encore qu’ils ont été abusés d’une manière ou d’une autre… Pourtant, les témoignages convergent pratiquement tous, même s’ils peuvent différer sur de nombreux détails.

— Dans ce cas, qu’est-ce qui se retrouve toujours, et qu’est-ce qui diffère selon les individus ?

— Pour simplifier, la conscience de l’individu survit hors du corps charnel. Une fois mort, il peut se retrouver dans une sorte de copie de ce corps, mais celle-ci n’est pas aussi matérielle et peut en différer d’apparence de nombreuses manières. Elle peut être par exemple plus jeune, ou plus vieille. Elle peut être plus belle, plus raffinée, plus lumineuse… et parfois l’inverse. Cela dépend de l’état psychologique, psychique et spirituel de l’individu lors du passage. Cela dépend aussi de ses croyances et de ce qu’il veut exprimer de lui en priorité. Et de toute manière cette première apparence n’est pas fixe. Elle change par la suite, selon les circonstances, en fonction des autres entités rencontrées, ou en fonction des croyances, de l’état intérieur, de l’expression souhaitée… Elle peut aussi se déformer. Ses membres peuvent grandir, grossir, se rétrécir…

— Ça a l’air bien compliqué, intervint le chasseur.

— Si l’on retient que tout cela vient prioritairement de la Conscience de l’individu, alors ce n’est pas si compliqué. C’est sa conscience qui dirige l’état de ce genre de corps ou de projection de lui-même. Et si le mort est peu conscient, le Livre s’accorde avec mon maître sur le fait qu’alors c’est l’Esprit même de l’individu qui dirige le processus.

— Mais alors, qu’est-ce que c’est que cet « Esprit », s’enquit Gnomil de plus en plus avide de réponses ?

— Tu vois le feu que nous venons d’allumer ?

— Bien sûr, répondit le voleur, même s’il n’avait que très peu prêté attention à ce qu’ils faisaient, ayant à peine remarqué lorsqu’ils avaient accumulé plusieurs morceaux de bois mort et de brindilles au centre de la zone finalement dégagée.

— On peut comparer le feu à la Cause créatrice de l’Univers, à la volonté qui a fourni l’énergie phénoménale nécessaire à sa création. Le Livre mentionne que la matière et l’énergie sont interchangeables. Sur Veguil, nous nommons « Grand Satchan » cette Cause créatrice. Celle-ci est la source de toute matière et de toute énergie dans l’Univers. C’est aussi lui qui anime les diverses formes matérielles, vivantes ou apparemment inertes, qui peuplent le cosmos. C’est un feu qui peut aussi bien brûler et détruire que créer et construire.

— Et l’Esprit dans tout ça ?

— Patience, mon ami ! J’allais y venir. L’Esprit d’un individu, ce qui est son essence divine, c’est une étincelle du feu qu’est le Grand Satchan.

— Mais la conscience alors, demanda Reevirn, lui aussi intrigué ?

— Comment sais-tu que tu existes, répondit Tulvarn ?

— Euh ?… Je le sais, c’est tout. C’est évident. J’existe !

— Comment ou par quoi le sais-tu ? Qui ou quoi te le dit ?

— Je me le dis !

— Qui est ce « Je » ? Tu n’as pas de nom. Tu l’as oublié. Te souviens-tu de ce détail, lui demanda le moine avec un léger sourire ?

— « Je » ? Eh bien c’est moi, non ? Je sais que j’existe. Je le vois bien. Je le sens.

— Mais encore ?

— J’ai conscience que j’existe.

— Voilà ! Tu as « Conscience » que tu existes. Eh bien vois-tu, les plus grands maîtres moines, comme d’autres sages évoqués dans le Livre, mentionnent tous que ce qui « existe », ce qui « Est », c’est l’Esprit, l’étincelle du Grand Satchan. À un moment, une telle étincelle, même amnésique, prend « Conscience » qu’elle existe, qu’elle « Est », qu’elle Est une étincelle, une partie de la Création et de sa Cause. Mais la grande question qui reste est : comment prend-elle ou gagne-t-elle cette conscience d’exister ?

— Comment veux-tu que je le sache, répondirent en chœur Gnomil et Reevirn ?

— Comment prends-tu conscience que j’existe ?

— Eh bien, il suffit que je te voie, répondit le voleur ?

— Oui, bien sûr, ajouta le chasseur !

— Ce peut être un moyen, en effet. Alors maintenant, comment prenez-vous conscience vous-mêmes d’exister ?

— Il suffit qu’on se voie, hasarda le chasseur ?

— Ce peut être un moyen. Et comment peux-tu te voir toi-même ?

— En regardant mon reflet dans l’eau ?

— Oui, par exemple. Et l’eau, qu’est-ce que c’est ?

— Un liquide ?

— Mais encore, de manière plus générale ?

— De la matière ?

— Oui ! De la matière ! Les sages ont découvert que pour prendre Conscience, l’Esprit a besoin de la Matière ! Alors, l’Esprit — chaque étincelle du Grand Satchan, du grand feu cosmique — s’est plongé dans la matière, s’y est incarné. C’est ainsi qu’il y a une étincelle du feu cosmique dans chaque Vélien, dans chaque humanoïde habitant sur les autres planètes, dans chaque animal, dans chaque végétal et dans chaque minéral… jusqu’aux atomes mêmes qui sont dotés d’une étincelle divine. Et la conscience naît dans chacune de ces formes, qu’elles soient minérales, végétales, animales, humanoïdes ou même planétaires et galactiques. La Vie des étincelles est partout dans la matière. Et donc la Conscience y est en croissance partout !

— Oh !… s’exclamèrent ensemble Gnomil et Reevirn. Mais alors, ajouta ce dernier, nous sommes tous liés ?

— Oui, nous sommes tous liés. Nous sommes tous frères et sœurs, car nous découlons de la même source, ce feu cosmique, ce Grand Satchan. Nous sommes tous comme ses fils et ses filles. Cependant, il existe une ombre dans ce paysage par ailleurs magnifique : certaines étincelles ont plus ou moins totalement oublié d’où elles proviennent ; elles ont oublié qui est leur père ! Elles sont devenues amnésiques, en quelque sorte. La matière leur a fait oublier cela. Elle les a endormis. Elle les a rendus sourds et aveugles… De nombreuses comparaisons sont possibles. Alors, sous l’effet de cette amnésie, un jour certaines étincelles ont joué à être le père, le feu cosmique. Elles ont voulu mimer ou refaire la Création. Cependant contrairement au Grand Satchan, même si elles en ont presque tous les attributs, il leur manque la capacité à créer à partir du néant. Elles ne purent que transformer la matière ou la créer à partir de diverses sources d’énergie matérielle. C’est ainsi notamment qu’elles créèrent des humanités pour ensuite s’en servir à diverses fins. Elles le firent sur différentes planètes, sur différentes galaxies. Partout dans l’univers le phénomène s’est répété. Ces humanités artificielles ne disposent malheureusement pas de l’étincelle du Grand Satchan, puisque ce n’est pas lui qui les a directement engendrées. Elles ne disposent donc pas de la Conscience pure ou morale, mais seulement tout au plus d’un mental qui leur permet un certain niveau de compréhension, jusqu’à prendre conscience qu’elles existent. Cependant, elles ne peuvent ainsi pendre conscience du « bien » et du « mal ». Le premier est en quelque sorte ce qui a été voulu par le Grand Satchan. Le second est plutôt ce qui tend à s’opposer à son dessein et n’est que le fruit de l’amnésie. Comme ces humanités et leurs individus constitutifs ne sont pas fraternellement reliés entre eux en tant qu’étincelles du même feu universel, ils ne sont malheureusement pas capables d’empathie et de compassion et leur seul domaine d’attention et de pouvoir est celui de la matière. Pour eux, la mort signifie littéralement la fin, car effectivement, aucune étincelle en eux n’y survit. Aussi, ils recherchent l’immortalité des corps, des objets matériels et des structures sociales, car la mort physique est pour eux la fin et ils en ont fondamentalement peur. Mais dans cette recherche avide d’immortalité et de contrôle de la matière, ils tuent ou asservissent tous les êtres qui se mettent en travers de leur chemin.

— Tout ceci n’est guère réjouissant, se navra Reevirn.

— Ouep, ajouta Gnomil, guère plus enthousiaste, même s’il avait déjà adopté des attitudes et des choix proches de ceux de tels humanoïdes.

— J’en conviens. Néanmoins Veguil a pour l’instant été relativement exempte de la présence de tels humanoïdes artificiels, créés par manipulation génétique à partir d’autres races. D’un autre côté, certains événements de ces derniers temps, comme l’assassinat de tes deux collègues, Reevirn, pourraient être causés par de tels individus. Je n’avais pas voulu faire le lien jusqu’à aujourd’hui, mais cette conversation m’y a finalement amené.

— J’ai encore une question, mentionna Gnomil.

— Oui ?

— Est-ce que ces humanités artificielles sont définitivement condamnées, par le fait même de n’avoir pas été directement créées par le Grand Satchan ?

— Eh bien, le Livre précise, toujours dans la théorie majeure, que des étincelles du feu cosmique ont pu volontairement se sacrifier pour amener la conscience dans de telles humanités. Les corps ou véhicules humanoïdes de ces dernières ne leur étaient pas adaptés, mais elles sont malgré tout parvenues à s’y incarner pour y insuffler leur Vie — leur étincelle de feu — et ainsi pouvoir y faire naître la Conscience morale. Cela a été particulièrement le cas sur des planètes de la périphérie galactique, car cette zone avait été davantage touchée par le phénomène. Il s’agissait alors de diminuer le déséquilibre ainsi provoqué par l’apparition de cette ombre conséquence de l’amnésie. Ces humanités ont souvent vécu de très longues périodes de conflit jusqu’au jour où la conscience pure provenant des étincelles incarnées en nombre toujours plus grand a pu surpasser l’influence de l’ombre.

— Je ne saisis pas trop cette notion d’ombre, déclara le chasseur.

— Les zones non éclairées par les étincelles du feu restent dans l’ombre, dans l’ignorance du dessein du Grand Satchan et donc dans celle des lois cosmiques. Elles ne connaissent pas la fraternité et l’empathie. Sans Esprits incarnés, les humanités artificielles ne peuvent s’élever hors de la matière. Elles constituent, de fait, les races les plus matérialistes de l’univers, les plus dangereuses, et les plus destructrices aussi bien pour les autres humanités que pour les planètes.

— Eh bien, je n’avais jamais envisagé la vie sur Veguil dans une telle perspective, admit Gnomil. Ça me donne le vertige !

— Alors, il est temps de passer à autre chose. D’ailleurs, la viande doit être cuite maintenant, conclut Tulvarn avant de s’approcher des braises pour prélever à l’aide de son sabre un morceau de viande grillée, puis de le tendre au chasseur.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 14)