Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5]

Par Joseph Stroberg

​6 — L’attente

Avant même la fin de la matinée, les minutieux préparatifs de Tulvarn et Jiliern étaient achevés. En attendant le retour de Gnomil, ils utiliseraient quelques heures par jour à la formation de la cristallière au combat défensif et à la régénération complète de ses tissus lésés. Le reste serait consacré au repos. La journée était claire. Aucun nuage ne venait assombrir l’horizon représenté par les montagnes entourant la vaste vallée. Matronix était partiellement visible à l’est. Elle s’élevait lentement derrière le relief aux teintes brunes, grises et verdâtres. Au sud, un vol de drugnarns se situait beaucoup trop loin pour qu’on pût distinguer autre chose que des centaines de points ronds et sombres se découpant sur le ciel azur. Des rapaces tournoyaient à la limite du regard vers le zénith. D’autres oiseaux volaient ici et là, en solitaire ou par bandes de quelques poignées. Sur le sol herbeux parsemé de buissons et d’arbres divers, les autres animaux jouaient, chassaient ou simplement couraient pour éviter les carnassiers. Avant d’effectuer la première séance de formation, le Vélien et la Vélienne s’étaient adossés à un arbre au large tronc et observaient nonchalamment la nature. Une sympathie mutuelle naissait entre ces deux indigènes de Veguil. Elle était basée sur autre chose que sur une attirance physique. Sur cette planète satellite, contrairement à bon nombre d’autres lieux habités de l’univers connu, les relations ne devenaient sexuelles qu’à des moments très particuliers. Les animaux comme les humanoïdes ne s’y accouplaient que lorsque Matronix éclipsait totalement Dévonia. Cependant, lors de la révolution de leur géante planète mère autour de leur étoile, une telle conjonction n’intervenait en moyenne qu’une ou deux poignées de fois. Les périodes propices aux accouplements duraient chacune moins d’un cycle ou de quelques quartiers. Sur une année d’environ quatre cent vingt cycles, cela n’en représentait au mieux qu’une dizaine. C’était malgré tout suffisant pour assurer la perpétuation des espèces concernées. Le nombre de rejetons procréés à chaque occasion dépendait bien sûr de la race, mais aussi des circonstances. Plus l’une d’elles était menacée, par ses prédateurs ou par des phénomènes naturels tels que le volcanisme, plus elle engendrait de nouveaux nés. Elle le faisait généralement par le biais d’œufs en nombre alors plus important. La durée de la couvée dépendait aussi de l’espèce, selon la complexité de sa biologie et quelques autres facteurs que même Zénovia en son temps de colonisation n’était pas parvenue à élucider.

Généralement enfermé dans le temple, contrairement à Jiliern qui de son côté sortait souvent chercher des cristaux, Tulvarn n’avait eu que rarement l’opportunité de savourer ainsi la beauté sauvage de Veguil. Ce satellite naturel de Matronix avait heureusement été presque entièrement épargné par la technologie de l’Empire zénovien, du fait qu’il lui servait alors de réserve en ressources végétales et animales. Quant aux minerais, cristaux et autres éléments minéraux, même s’il en existait beaucoup dans l’absolu, ils se trouvaient moins nombreux et en général moins facilement exploitables que sur d’autres anciennes colonies, en proportion de la taille de la planète. Jiliern avait une forte affinité avec le règne minéral et le don notamment de localiser les cristaux. Comme ceux-ci n’avaient pas été exploités à l’époque de l’Empire, elle découvrait généralement des gisements intacts. Et puisque les cristalliers étaient peu nombreux sur Veguil, elle n’avait pas de collègues dans la région. Elle exerçait en fait le métier le plus rare de la planète. Ensuite venaient dans l’ordre l’alchimie, la biogenèse qui consistait à favoriser la naissance des diverses espèces végétales et animales, la forge d’armes, la distillerie pour produire des liqueurs à partir de certaines herbes ou de fruits, la confection de vêtements protecteurs, etc. Les tailleurs, les bâtisseurs, les menuisiers, les potiers, les joailliers, les ébénistes et même les chasseurs étaient nettement plus nombreux. Les mages, les moines, les érudits, les thérapeutes, les animaliers… et même les assassins n’étaient pas considérés comme des artisans, mais plutôt comme des pratiquants d’un art, fût-il martial, d’une ascèse particulière ou d’une recherche liée à une forme ou une autre de connaissance.

Les animaliers s’occupaient notamment de dresser certains grands animaux quadrupèdes pour s’en servir de monture ou d’attelage. Mais ils pouvaient aussi les entraîner pour le combat, la chasse, la recherche de plantes ou un grand nombre d’autres activités. Ils avaient une grande affinité avec le règne animal. Tulvarn n’y avait jamais songé auparavant, mais il remarquait maintenant que certaines activités véliennes, ou plutôt ceux qui s’y adonnaient, démontraient plus spécifiquement que d’autres une affinité avec tel règne de la nature. Pour récapituler, les cristalliers fonctionnaient le plus en symbiose avec le règne minéral. Les animaliers le faisaient avec les animaux. Quelle activité était donc la plus en harmonie avec le monde des végétaux ? Bien sûr ! Il s’agissait des herboristes et aussi, partiellement, des biogénistes ! Les premiers collaboraient étroitement avec les thérapeutes et parfois pouvaient même en être eux-mêmes. Ils fournissaient en particulier des remèdes à base de plantes, sous forme d’onguents, d’élixirs, de décoctions, etc. Les seconds, eh bien, Tulvarn les connaissait d’un peu plus près, puisque ses parents en avaient été des représentants, des pratiquants de cette autre forme d’art, celle d’amener d’autres créatures vivantes à se développer, à s’épanouir, à donner le meilleur d’elles-mêmes. À cette fin d’ailleurs, la nutrition était un facteur déterminant de leur équilibre et de l’amélioration de leur potentiel.

Alors que Jiliern semblait tout autant absorbée dans ses pensées que lui-même, Tulvarn poursuivait ses réflexions. Quelles pouvait être le métier le plus en concordance avec le règne humanoïde, et donc ici avec les Véliens ? Certainement pas les assassins, bien au contraire ! Alors ? Les thérapeutes ? Peut-être pas, finalement, car ils ne soignaient pas nécessairement que les Véliens. Ils pouvaient aussi soigner les animaux, et même les plantes. Donc, s’ils avaient une affinité particulière ce devait être avec autre chose qu’un règne vivant donné. Mais quoi ? Oh ! Mais bien sûr ! Laissant aller son intuition, il venait de trouver que ce devait tout simplement être avec la vie elle-même ! Et son maître avait mentionné maintes fois que la vie était mouvement. Aussi, les thérapeutes devaient-ils aussi être en affinité avec tout ce qui pouvait produire des mouvements, donc particulièrement avec les animaux et avec les humanoïdes. Cependant, qu’est-ce qui produisait la vie et le mouvement de ces êtres ainsi que des planètes et des étoiles ? Le Grand Satchan lui-même ! Donc, les thérapeutes, ou au moins les meilleurs d’entre eux, devaient être harmonisés avec le Grand Satchan ! Néanmoins, ça ne répondait pas à sa question initiale. Qui pouvait être plus en affinité avec les humanoïdes ? Probablement pas les divers artisans, car ils ne travaillaient pas sur les Véliens, mais sur du bois, des pierres, du métal, de la terre à cuire… Les chasseurs et les assassins non plus, bien évidemment. Eux, ils tuaient. Et les moines ? Ils travaillaient au moins sur eux-mêmes, pour améliorer leurs techniques de combat, plus généralement défensives, mais aussi pour développer ou exercer diverses aptitudes. Et surtout, ils travaillaient sur leur conscience des choses et des êtres en rapport avec le Grand Satchan et la vie. Accessoirement, ils guidaient d’autres Véliens dans le même sens, lorsque ceux-ci le leur demandaient.

Finalement, Tulvarn réalisait que la plus grande affinité des moines concernait la conscience vélienne et donc les Véliens eux-mêmes ! Et il n’y avait probablement aucun autre métier qui pouvait en révéler ou stimuler une si grande envers les humanoïdes de Veguil. Et peut-être même envers ceux de quelques autres planètes. C’était une révélation pour lui ! Il n’avait jusqu’alors jamais réalisé à quel point les moines pouvaient être en symbiose avec les autres Véliens dès qu’il était question de travailler avec ou sur la conscience. Et c’était une de leurs tâches principales. Les arts du combat se révélaient secondaires en comparaison. Les moines centraient davantage leur attention et leurs actes sur les âmes plutôt que sur les corps, même s’ils pouvaient très bien assister des thérapeutes dans un sens, ou des guerriers dans un autre. Pour autant, cela faisait maintenant de nombreux cycles que Veguil ne connaissait pas de guerres, et les guerriers étaient désormais plus rares que les prophètes. Et comme le nombre actuel de ces derniers était plutôt proche de zéro, ça ne laissait pas lourd des premiers. Bref ! Très peu de situations sollicitaient les aptitudes martiales des moines.

Tulvarn en vint donc logiquement à considérer qu’il avait beau avoir bénéficié au temple d’un excellent entraînement, il ignorait comment il se comporterait en situation de réel combat. Il n’avait jamais combattu que d’autres moines, ceci avec des armes en bois. Et il n’était même pas un des meilleurs dans les arts défensifs. Donc, même si en ces jours paisibles, il était très peu probable pour lui de devoir affronter un adversaire déterminé à le tuer, il devait demeurer vigilant. Il priait pour ne pas se montrer étourdi ou insuffisamment concentré au moment crucial si jamais il se trouvait face à un ennemi mortel.

Au moins pour le moment, Jiliern et lui ne risquaient en principe rien. Pas le moindre bruit de combat ni de guerrier ne venait perturber la douce quiétude de cette journée ensoleillée. Seuls les chants et les cris habituels des divers animaux locaux leur parvenaient. Et lorsqu’ils étaient plus proches, ils pouvaient les entendre courir, sauter ou voler, parfois se battre ou se chasser, d’autres fois simplement s’amuser. Rien d’insolite ne se laissait percevoir à leur attention relâchée.

Alors que la journée approchait de son terme, Tulvarn et Jiliern s’étaient malgré tout astreints à une poignée de séances d’entraînement. Le moine avait surtout cherché à stimuler les réflexes de la cristallière, pour lui permettre de mieux esquiver les coups, quelle que soit leur provenance, angle d’attaque et partie du corps visée. Pour mieux y parvenir, elle devait finalement recourir au même genre de réceptivité que celle qui lui permettait de découvrir des cristaux. Elle devait se mettre à l’écoute des signaux subtils, ceux qui notamment pouvaient indiquer la présence d’un danger ou encore l’intention précise d’un assaillant. Ils poursuivraient le lendemain tant que Gnomil ne serait pas de retour.

— Vous parvenez déjà à obtenir des résultats significatifs, déclara Tulvarn peu après la dernière séance, alors qu’ils s’étaient allongés sur le sol herbeux, le regard tourné vers le ciel. C’est encourageant.

— Vous croyez ? demanda Jiliern légèrement dubitative.

— Je ne crois pas, je suis pratiquement sûr. Vous parveniez à éviter mes coups presque une fois sur deux. Pour une première journée d’entraînement, c’est remarquable. Au temple, les meilleurs moines parvenaient à éviter neuf fois sur dix les attaques assaillantes, mais après des années d’effort. En ce qui me concerne, je me souviens de ma première journée. Je n’avais réussi qu’un piètre résultat : seulement deux coups sur dix esquivés en moyenne ! Heureusement que les moines jouant le rôle d’attaquant retenaient leurs coups, car autrement, je m’en serais sorti avec un très grand nombre d’ecchymoses et de blessures diverses.

— Oui, mais vous avez aussi manifestement retenu vos coups aujourd’hui. Que se serait-il passé en cas de réelle attaque ?

— Vous auriez pu esquiver la même proportion d’assauts, à très peu près. Bien sûr, cela ne serait pas suffisant pour éviter des blessures mortelles. Si vous le voulez bien, au cours de notre voyage il nous faudra aussi étudier les autres techniques défensives, comme la parade, le blocage et la libération des entraves, en complément bien sûr des progrès dans l’esquive. À elles toutes, elles diminuent grandement la probabilité de mourir si l’on doit se battre un jour contre des prédateurs ou contre des individus.

— Je comprends. Nous poursuivrons donc l’entraînement au cours du voyage, dans la mesure où les circonstances le permettront.

— Oui. Rien ne garantit que nous puissions nous y astreindre tous les jours. Plusieurs conditions sont requises pour cela : temps libre et espace suffisant, avoir mangé, être en forme… Dépendant des lieux que nous allons devoir traverser, nous pourrions aussi bien nous retrouver incarcérés que sous-alimentés, par exemple. Il n’est qu’à songer notamment à la cité de cristal.

— Hum ! En effet. Un bien trop joli nom pour un lieu d’aussi sinistre réputation ! Et le labyrinthe de Trinestarn ? Les catacombes de Luidirn ? La crique de Dirnab ? Le donjon de Mahngolje ?… Brrr ! Rien que d’y penser, ça me fait froid dans le dos ! J’espère que nous n’aurons pas besoin de nous y rendre.

— Je l’espère aussi, Jiliern. Mais j’ignore pour l’instant totalement où cette recherche de la relique va nous conduire. Et je ne sais toujours pas par où commencer. Même l’éventuel tombeau du Saint-Homme m’est inconnu. Avez-vous un cristal devin dans votre arsenal ?

— Grand Satchan ! Malheureusement non. Je dois reconnaître que ça serait merveilleux d’en avoir un. Par contre, est-ce que l’un d’eux pourrait nous faciliter la tâche pour trouver la relique ou le tombeau ? Ceux de guérison ? Je ne vois pas comment. Celui qui peut émettre une faible lumière ? Non plus. Même s’il en émettait une bien plus forte, ça ne changerait rien. Non. Il en faudrait un qui pourrait nous relier d’une manière ou d’une autre à la relique ou au tombeau ou qui pourrait nous diriger vers elle, de la même manière qu’un compas pernien permet de nous conduire au nord de Veguil ou plus généralement d’éviter de nous perdre.

— La relique comme le tombeau sont liés tous les deux à l’idée de mort. En avez-vous un qui puisse avoir un rapport avec la mort, à l’inverse de vos cristaux de guérison qui ont plutôt un rapport avec la vie ?

— Oh, mais oui ! Bien sûr, j’en ai même plusieurs. Et je n’avais même pas songé à en amener un avec nous tellement je les estime dangereux : les cristaux dévorns et asterns.

— De quoi s’agit-il ?

— Eh bien, les premiers, très sombres ou carrément noirs, aspirent la vie. Il faut les manipuler avec prudence, sinon ils vous pompent aussi la vôtre. Je les ai plongés dans des sels de Tarsen pour inhiber leur pouvoir mortel et cela fait bien longtemps que je les ai enterrés quelque part près de la maison. Je ne leur ai pour l’instant trouvé aucune application bénéfique. Et je ne pense pas qu’ils puissent nous être utiles pour cette recherche. Quant aux seconds, ce sont sans doute les plus troublants. Ils sont heureusement bien moins nocifs. D’après ce que j’ai pu expérimenter, les asterns pourtant aussi sombres ont des propriétés radicalement différentes. Ils mettent les Véliens en relation avec le monde des morts. Et ceci pourrait peut-être nous aider.

— Bien sûr ! Peut-être ainsi pourrons-nous communiquer avec l’esprit du Saint-Homme ou au moins avec un qui l’a connu. Avez-vous un de ces cristaux dans votre paquetage ?

— En fait non, pas pour l’instant. Mais je vais de ce pas y remédier. Je vais même en prendre deux, un pour vous et un pour moi. Je vous montrerai comment les utiliser.

Jiliern rentra vivement dans la maison pour aller chercher deux cristaux asterns cachés sous la trappe astucieuse présente dans le meuble de la cuisine. Même un voleur malin aurait eu peu de chances de les y trouver. La cachette contenait un petit trésor constitué de cristaux aux propriétés spéciales. En passant, elle prit aussi l’un d’eux. Elle n’y avait pas pensé auparavant, car elle utilisait très rarement ces spécimens, mais ce dernier pourrait leur être particulièrement utile en certaines circonstances. Elle rangea ensuite les trois cristaux retenus dans son sac avant de rejoindre Tulvarn dehors. La nuit approchait rapidement et ils n’y restèrent que moins d’une heure, parlant surtout du voyage.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 7)