Yves Charles Zarka : « L’écriture inclusive détruit la langue française en tant que telle »

05/01/2023 (2023-01-05)

[Source : marianne.net]

[Photo : Yves Charles Zarka, philosophe et professeur émérite à l’Université de Paris.
DR]

Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire

Écriture inclusive, « politiquement correct », « cancel culture » et novlangue : le français est-il menacé ou s’agit-il de simples évolutions ? Le dernier numéro de la revue « Cités » (PUF) consacre un dossier à ce sujet. Son directeur, le philosophe et professeur émérite à l’Université de Paris, Yves Charles Zarka, revient pour « Marianne » sur les questions soulevées par sa publication.

[Voir aussi :
L’avis d’Hélène Carrère d’Encausse sur l’écriture inclusive
Langue française : « À l’usage, l’écriture dite “inclusive” se révèle excluante »]

Marianne : Pourquoi consacrer votre dossier à la langue ?

Yves Charles Zarka :Comme vous l’avez remarqué, nous avons consacré le dossier principal du numéro 86 de la revue Cités (PUF) au thème de « La langue sous contrôle ? ». C’est bien entendu la question de l’écriture dite inclusive qui en constitue l’enjeu essentiel. Pourquoi cette attention ? Parce que, tout d’abord, d’une manière générale, la langue n’est pas une dimension de la culture comme les autres. Bien entendu, il importe de préserver toutes les formes culturelles : l’architecture, l’art, la littérature, le théâtre, mais aussi les monuments, l’histoire, la philosophie. Mais la langue a en outre une dimension universelle. Elle n’est pas un simple instrument de communication, parce qu’elle est le lieu où se constitue la culture d’un pays sous toutes ses formes. Mieux, elle exprime et forme une approche du monde et de la société, une manière de les appréhender, de les comprendre.

Chaque langue est chargée de sens sédimentés dans l’histoire. Chaque langue a ses caractères particuliers, sa façon de dire les choses qui exprime une histoire. Cela est valable y compris pour les langues ayant la même origine, comme le latin pour bon nombre de langues européennes : le français, l’italien, l’espagnol, le portugais, etc. Ces langues ne disent pas la même chose. Elles ont chacune des traits et des façons de dire particulières.

C’est pourquoi la traduction est toujours difficile, sauf peut-être, et encore, pour les usages purement techniques. Si l’on considère des langues ayant des origines très différentes, les différences sont encore plus nettes, voire plus radicales. Le chinois dit le monde, exprime l’expérience des gens, leur vécu, leurs rapports d’une manière impossible à comprendre pour qui n’a pas longuement étudié cette langue et les expériences du monde qu’elle forme. Le plus souvent, c’est par une périphrase que l’on peut tenter de rendre un caractère chinois. On comprend donc que la langue est essentielle à tout un espace, non seulement culturel, mais aussi social et politique, pour tout dire civilisationnel. On ne joue donc pas avec la langue sans conséquences.

« La féminisation des noms de métiers ne pose en général pas de problème. »

Or, c’est pourtant ce qui arrive avec l’écriture dite inclusive. Ce qui est en jeu, sous couvert d’établir jusque dans la langue une égalité du masculin et du féminin, c’est la langue française elle-même, puisque cette écriture consiste à supprimer ce qui fait la spécificité du français. Les groupes minoritaires qui entendent la faire prévaloir agissent comme s’ils avaient « honte de leur langue natale » pour reprendre le titre de l’entretien que Jean-Claude Milner a donné dans le numéro de Cités indiqué ci-dessus. Cette écriture dite inclusive, en réalité exclusive, consiste à rendre l’écriture du français illisible, imprononçable et impossible à enseigner. Si la féminisation des noms de métiers ne pose en général pas de problème, l’écriture inclusive est destructrice de la langue française en tant que telle.

Vous parlez de « véritable entreprise tyrannique » concernant les attaques que subit le langage, notamment par l’écriture inclusive. Pouvez-vous revenir dessus ?

J’ai essayé de montrer que le principe de l’écriture inclusive relevait d’une tyrannie portée sur la langue française, en utilisant les deux définitions que Pascal donne de la tyrannie. La première définition est la suivante : « La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. » Cette définition est extraordinaire, car c’est la seule définition purement formelle de la tyrannie. Généralement, on définit la tyrannie politiquement comme un régime politique coercitif où le pouvoir tient la population à sa merci et considère le territoire national comme sa propriété.

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Or, la tyrannie peut intervenir dans d’autres domaines que la politique. Il y a plusieurs formes de tyrannie : une tyrannie s’exerçant sur un individu ou un petit groupe d’individus (tyrannie domestique), une tyrannie s’exerçant sur un peuple (tyrannie politique), mais il peut aussi y avoir une tyrannie sur les institutions ou sur les lois. De celle-ci, Platon disait qu’elle était la pire.

Il peut y avoir aussi une tyrannie par la langue (imposer une langue pour assurer l’homogénéité de populations ou d’un territoire). Le trait commun de ces figures de la tyrannie est qu’elles sont anciennes, et maintes fois éprouvées. Mais voici qu’une nouvelle forme de tyrannie voit le jour ces dernières décennies : une tyrannie s’exerçant sur la langue qui vise à la soumettre à des exigences qui n’ont aucun fondement linguistique, pédagogique ou autre. Quelle en est la raison ? Celle-ci semble à première vue tout à fait légitime : combattre la domination masculine qui se serait insinuée jusque dans la langue.

« En quoi changer les règles de l’écriture modifierait en quoi que ce soit les discriminations ou les inégalités réelles ? Ne s’agit-il pas ici d’une conduite proprement magique ? »

Or, vouloir vaincre la domination masculine en inventant de nouvelles règles grammaticales parfaitement arbitraires visant à changer la langue, n’est-ce pas vouloir avoir par une voie, ce que l’on ne peut avoir que par une autre, à savoir une lutte sociale et politique contre les inégalités persistantes ? En quoi changer les règles de l’écriture modifierait en quoi que ce soit les discriminations ou les inégalités réelles ? Ne s’agit-il pas ici d’une conduite proprement magique ? La seconde définition pascalienne complète la première. Elle s’énonce ainsi : « La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. » Cette seconde définition s’applique particulièrement à la volonté qui entend s’imposer à la langue à travers l’écriture, cette volonté est bien un désir de domination universel parce que la langue est la dimension universelle d’une culture dans son histoire et son présent.

La langue n’est-elle pas vouée à évoluer avec le temps et s’adapter à son époque ?

Bien entendu, les langues ont une histoire. Il en va de même pour l’écriture. Il suffit à cet égard de lire Montaigne dans le texte pour voir les changements subis par la langue française depuis le XVIe siècle. En quelques décennies d’ailleurs, cette langue s’est nettement modifiée. On lit aujourd’hui beaucoup plus facilement Descartes que Montaigne. J’ajoute que, outre l’évolution historique qui change périodiquement les usages, fait apparaître de nouveaux mots ou expressions et frappe de désuétude d’autres mots ou expressions, des décisions proprement politiques ont contribué notablement aux changements intervenus dans la langue française.

Ce qui est cependant particulier à la volonté (minoritaire) d’imposer l’écriture inclusive, c’est qu’elle n’a pas pour but d’en faciliter l’écriture pour la rendre plus accessible ou un autre motif de ce genre plus ou moins légitime, mais au contraire de la compliquer infiniment et de la rendre, comme je l’ai dit à l’instant, illisible, imprononçable et impossible à enseigner.

L’an dernier, vous aviez consacré un dossier aux « nouvelles censures ». Ce numéro est-il un prolongement de ce dossier ?

Bien entendu, le dossier sur l’écriture inclusive se situe dans le contexte des nouvelles censures. Ces dernières années, ce sont tous les aspects de la culture française qui ont fait l’objet d’emprises proprement tyranniques visant à en annuler ou à supprimer certaines formes : dans la peinture, la sculpture, le théâtre, la littérature, etc. Il s’agit là de l’arrivée en France de la « cancel culture » née dans les universités aux États-Unis où certaines œuvres ou des parties d’œuvres, comme celles de Shakespeare, sont censurées, où des monuments sont détruits, et certaines œuvres picturales dénoncées. Tout se passe comme si toute l’histoire culturelle devait se conformer aux manières de penser du moment présent.

« Il est certain que ces formes de dominations doivent être révélées et dénoncées pour ce qu’elles sont. Mais cela ne justifie en aucune manière que l’on doive réduire les cultures et les civilisations à ces dimensions délétères. »

Comprenez-moi bien, je ne dis nullement qu’il faille cautionner en bloc tout ce qui est arrivé dans l’histoire. Il est vrai que depuis l’aube de l’humanité, les femmes ont été soumises à la domination masculine, il est vrai que l’esclavage a été (et est encore) radicalement barbare et inhumain. Il est vrai que le colonialisme a été destructeur de cultures et parfois de peuples. Il est certain que ces formes de dominations doivent être révélées et dénoncées pour ce qu’elles sont, afin qu’elles ne se poursuivent pas dans le présent sous une forme explicite ou larvée. Mais cela ne justifie en aucune manière que l’on doive réduire les cultures et les civilisations à ces dimensions délétères. Cela justifie encore moins de censurer les aspects de l’art, de la littérature et autres qui relèvent de cette histoire et faire du présent la norme de jugement de tout ce qui a été.

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