Un camouflet de douze millions

[Source : Michel Onfray]

UN CAMOUFLET DE DOUZE MILLIONS

Le
Grand Débat de Macron, qui a duré six mois, a coûté 12 millions
d’euros. Il avait été précédé par une annonce pour une fois tenue: ce
débat aura lieu, avait-il été dit, mais le cap ne changera pas. Pour une
fois qu’un président de la République honore sa parole, saluons son
honnêteté. Ce prétendu débat avec des interlocuteurs choisis et triés
sur le volet par les préfectures a bien eu lieu; il a généré des
dizaines d’heures de monologues que les chaines d’informations ont
diffusé et commenté avec gourmandise, idem avec les quotidiens et les
magazines qui s’en sont repu; aucune instance de régulation genre
Conseil Supérieur de l’Audiovisuel n’a imaginé une seule seconde que ce
temps de parole devrait entrer dans le décompte du temps alloué aux
partis lors de la campagne pour les élections européennes. Ce président
qui avait stigmatisé les présidence bavardes de ses prédécesseurs est en
train de les enfoncer comme jamais.

Tout ce barnum qui a éloigné
le président de la République de son bureau de travail pendant de
longues semaines a eu lieu et, après deux longues heures d’un
interminable monologue narcissique présenté comme une conférence de
presse à même de faire un bilan de ces six mois, nous en avons désormais
bien la certitude: rien ne va changer, la direction est la bonne, il
faut continuer dans ce sens, et même accélérer le rythme. Le principe
étant que, si l’Europe (mot tabou pendant ces deux heures: normal, c’est
le mot du seul enjeu véritable…) déçoit c’est parce qu’il n’y a pas
assez d’Europe, dès lors il faut plus d’Europe encore. C’est aussi malin
qu’un cancérologue qui dirait à son patient souffrant de sa maladie
qu’il lui faudrait plus de cancer encore pour aller mieux…

J’ai
annoncé la chose et je l’ai écrite plusieurs fois, c’était facile de
savoir que les choses se passeraient ainsi. Tout le monde peut désormais
le savoir: le Grand (sic) Débat était une affaire d’enfumage pour
calmer ceux des gilets-jaunes qui ont cru à cette opération de
communication. Je le répète: dans le cadre étroit de l’Etat
maastrichtien, Macron n’a pas d’autre choix que de maintenir le cap. Il
le maintient. Junker peut lui envoyer des roses rouges.

Cette
conférence de presse, c’était en fait le chef de la France d’en haut qui
parlait aux domestiques de la France d’en haut pour leur dire que cette
même France d’en haut n’avait rien à craindre: le cap maastrichtien
allait être maintenu. Les gilets_jaunes disent-ils depuis des semaines
que pareille direction conduit aux vortex marins? Leur cas est vite
expédié par le jeune homme: « ce ne sera pas une réponse aux
gilets-jaunes, mais à tous les Français » -ce qui donne, traduit dans la
langue qui pourrait être celle de la meuf Ndiaye propulsée porte parole
du gouvernement, probablement pour son style fleuri  et son art de la
synthèse: « Virez moi ces gueux, je n’ai rien à dire à ces connards,
passons aux choses sérieuses. » Le plus honnête eut été de s’exprimer
ainsi.

En effet, dès les premières minutes, les gilets-jaunes
ont été habillés par le président de la République avec ses crachats
habituels: homophobes, racistes, antisémites, complotistes, etc. Les
médias ont abondamment délayé ces vomissures depuis une demie année, on
connaît désormais très bien ces insultes qui passent pour un
argumentaire -c’est ainsi que cet homme à la pensée complexe se repose
de trop penser et de penser trop haut.

Moins de cinq minutes
après le début de cette sotie -la sotie est une « farce satirique et
allégorique du Moyen Âge, jouée par des acteurs en costume de bouffon »- ,
les gilets-jaunes pouvaient éteindre leur télévision, cette soirée ne
serait pas la leur. Pendant des semaines ils ont demandé un orage
civique; Macron leur a offert une rosée médiatique et ce fut un pissat
de colibri.

« Nous sommes avant tout les enfants des Lumières »,
a-t-il asséné, probablement après avoir pompé dans le Lagarde &
Michard -lui ou la Meuf. A l’écouter, rien n’était moins sûr… Tout dans
son intervention était brumeux et fumeux, fuligineux et vaporeux, en un
mot: ennuyeux. Rien de la drôlerie ironique de Voltaire, rien de la
profonde légèreté de Diderot, rien de la radicalité de Rousseau, rien de
la pensée élégante de Montesquieu, rien de l’espièglerie de La Mettrie,
rien de la profonde humanité d’Helvétius, rien de la puissance de
d’Holbach. De Lumières, il n’y en eut point, juste une veilleuse de nuit
au pied du lit. Un colibri vous dis-je. Lui qui, après avoir professé
jadis que la culture française n’existait pas, a changé de bord, et ça
n’est pas la première fois, en parlant de « cet art un peu particulier
d’être français ». Pour le coup, ce soir-là comme tant d’autres, il n’a
pas été un bien grand Français!

Il se peut qu’armé de cette
loupiotte il n’ait pas vu grand chose pendant son marathon dans la
France rurale. Mais il fit bonne figure et eut toutefois un air inspiré,
comme madame Trogneux le lui a probablement appris en jouant « Les
Fourberies de Scapin » au lycée des jésuites d’Amiens, un air profond,
comme il est dit dans les didascalies des pièces de théâtre du genre:
« Ici on aura l’air grave. » Après avoir ménagé un silence pendant lequel
il devait compter mentalement les secondes « une, deux, trois -il a
repris la parole et confessé ces propos d’un converti : il a vu
« l’épaisseur de la vie des gens ». Tudieu! Le bougre est devenu président
de la République alors qu’il ignorait tout de l’épaisseur de la vie des
gens! Quel talent ce Scapin qui a eu besoin d’un tour de France à douze
millions d’euros pour apprendre ce qu’il aurait dû savoir depuis bien
plus longtemps que ça -disons: juste après son stage de l’ENA…

Après
la conversion de Claudel derrière un pilier de Notre-Dame, il faut
désormais compter avec la conversion de Macron aux pieds d’un pommier de
Bourguignotte en Normandie! Il a vu « la France profonde » comme l’auteur
du « Partage de minuit » avait vu dieu. Même si cette apparition parait
plus modeste, elle mérite d’être marquée d’une pierre blanche. Gageons
qu’il en sortira une purification existentielle -c’est du moins ce qui a
été annoncé par l’impétrant.

Mais, dans ce tour de France par un
seul enfant, Emmanuel Macron n’a pas vu de gilets-jaunes. S’il ne les a
pas vus, il ne les a pas entendus non plus -il n’entend que les propos
racistes, les propos homophobes, les propos antisémites, etc, que lui
rapportent, au choix, le philosophe Castaner, ou le ministre de
l’Intérieur BHL, sinon le comédien Luc Ferry ou le penseur François
Berléand. Mais ce peut-être aussi Alain Sloterdijk ou Peter Badiou, je
ne sais plus, les ennemis des gilets-jaunes ne manquent pas…

Macron
n’entend pas les gilets-jaunes, mais il leur répond quand même: vous
vouliez le référendum d’initiative citoyenne? Vous ne l’aurez pas bandes
de paltoquets! A la place, (il y a des mois que j’annonce que la chose
sera ainsi notifiée…), vous aurez l’élargissement du référendum
d’initiative partagée. Quèsaco? Un référendum par lequel on demande aux
parlementaires, dont les gilets-jaunes veulent faire l’économie, qu’ils
en envisagent la pertinence, la validité, la justesse, l’opportunité,
puis de décider, ou pas, de l’examiner au parlement, avant de le jeter à
la poubelle! Le tout est de savoir s’il sera envoyé à la déchetterie
avant ou après l’examen au parlement. Avec ce genre de dispositif, pas
de crainte: aucun sujet de société ne sera confié aux gueux, seuls leurs
représentants pourront continuer à les trahir. Peine de mort,
avortement, contraception, immigration: laissez tout ça aux gens sérieux
bande de crétins. 

Vous vouliez la démocratie directe? Vous ne
l’aurez pas bande de foutriquets! Et Macron de flatter les élus dans le
sens du poil en leur disant qu’une nouvelle décentralisation leur
donnerait plus de pouvoir. On a vu il y a peu que le chef de l’Etat a
décidé de faire servir des petits déjeuners à un euro dans les écoles de
certaines communes tout en laissant aux maires le soin de payer la plus
grosse part, après qu’il leur ait supprimé les rentrées d’argent comme
les taxes d’habitation. Voilà le genre de pouvoir qu’on va donner aux
élus qui vont s’amuser en campagne à trouver de l’argent pour payer les
réformes décidées à Paris par Macron, le tout avec une caisse qu’il a
pris soin de vider au préalable! Vous en vouliez de la démocratie
directe? En voilà…

Vous vouliez la reconnaissance du vote blanc?
Vous ne l’aurez pas bande de freluquets! Voter c’est élire monsieur
Machin ou madame Bidule pour agir en votre nom et place, pas « monsieur
Blanc » a dit le président de la République qui a dû pour ce bon mot
récolter le jus de cervelle d’une cinquantaine d’énarques mis à la tâche
pendant six mois pour obtenir ce seul petit effet.

Vous vouliez
le vote obligatoire? Vous ne l’aurez pas bandes de demeurés! Pour la
bonne et simple raison que c’est impossible de faire payer une amende à
ceux qui ne se déplaceraient pas, qui seraient si nombreux, et qui
trouveraient ainsi une occasion facile de passer pour des rebelles.

Vous
vouliez la retraite à soixante ans? Vous ne l’aurez pas bande
d’attardés! Ce fut un sommet de rouerie politicienne, de sophistique et
de rhétorique où il fut dit par Macron qu’il ne toucherait pas aux 35
heures ni à l’âge légal du départ à la retraite, mais, mais, mais: que
ceux qui s’évertueraient à partir à soixante ans tout de même n’auraient
pas une retraite pleine, c’est-à-dire n’auraient quasi rien. A quoi il a
ajouté qu’il faudrait travailler plus pour gagner plus, le tout à
négocier par branche dans les entreprises. Ce qui donnait immédiatement
cette contre-vérité dans un bandeau passant de BFMTV: « Emmanuel Macron
ne veut pas revenir sur les 35 heures, ni sur l’âge légal du départ à la
retraite »- pour être juste, une suite aurait du préciser: « mais vous
travaillerez quand même plus longtemps ». Des millions de français sont
au chômage, mais la solution pour lutter contre c’est de faire
travailler plus longtemps ceux qui travaillent affirme le Président:
« c’est du bon sens » a-t-il même dit! Il me semble que le bons sens
serait de partager le travail pour alléger ceux qui en ont trop et
souffrent de maladies professionnelles, en même temps que de pourvoir
ceux qui n’en ont pas et souffrent de leur inexistence sociale.

Vous
vouliez restaurer l’impôt sur la fortune? Vous ne l’aurez pas bande de
gougnafiers! Cet impôt fait fuir les riches et appauvrit le pays! « On a
besoin de riches, sinon qui exploitera les pauvres », aurait presque pu
dire le président de la République s’il avait décidé de nous livrer le
fond de sa pensée ce soir-là. Que dit d’autre sa foireuse théorie du
ruissellement?

Vous vouliez un système de retraite solidaire
socialisé? Vous ne l’aurez pas bandes d’argoulets! Bien au contraire,
vous allez vous la payer avec un système de points, par capitalisation.
Si vous n’en avez pas les moyens, vous n’en aurez pas, c’est tout
simple. C’est une version en marche du fameux « salaud de pauvres! ».

Vous
vouliez la proportionnelle intégrale? Vous ne l’aurez pas bande de
tarés! Vous en aurez un peu, suffisamment, mais pas trop, assez pour
vous leurrer, mais pas trop pour nous empêcher de vous gruger. La chose
est voulue par le président de la République et, comme il faut bien
paraître gaullien de temps en temps, en vertu du principe que le
président préside et que le gouvernement gouverne -Macron confie en
passant qu’il a relu Michel Debré, quelle conscience professionnelle!-,
le Premier ministre verra pour l’intendance… Les ciseaux du ministre de
l’Intérieur reprendront du service et les circonscriptions seront
taillées pour bien partager le gâteau entre maastrichtiens de droite et
maastrichtiens de gauche. 

Vous vouliez une Constituante? Vous ne
l’aurez pas bande de paumés! En lieu et place d’une autre assemblée, on
garde la même et on la dégraisse un peu en réduisant le nombre d’élus.
De combien demandera une journaliste? Le chef évacuera la question de
l’impertinente en disant que sa valetaille gouvernementale verrait ces
choses-là plus tard et en son temps.

Vous vouliez la fin de
l’ENA? Vous ne l’aurez pas bande de décérébrés! Mais, on annonce quand
même que vous l’aurez pour mieux la maintenir: en gros, on garde les
locaux, on garde le personnel, donc les enseignants, dès lors je vois
mal dès lors comment ils pourraient y enseigner autre chose et autrement
que ce qui s’y trouve déjà enseigné, mais l’ENA changera de nom parce
qu’on va la refonder!  Abracadabra…

Pour le reste des
revendications des gilets-jaunes, il n’en fut pas du tout question!
Rappelons en quelques unes: loger les SDF; modifier l’impôt; y
assujettir les GAFA; augmenter le SMIC; mener une politique en faveur
des petits commerces en ville ou dans les bourgs; supprimer les taxes
sur les carburants; interdire les délocalisations pour protéger
l’industrie française; en finir avec le travail détaché; lisser les
systèmes de sécurité sociale; limiter le nombre des contrats à durée
déterminée et augmenter le nombre des contrats à durée indéterminée;
activer une réelle politique d’intégration des immigrés; mettre fin aux
politiques d’austérité indexées sur le remboursement de la dette;
limiter le salaire maximum; encadrer les prix des loyers; interdire la
vente des biens nationaux; accorder des moyens à la police, à la
gendarmerie, à l’armée, à la justice;  payer ou récupérer les heures
supplémentaires effectuées par les forces de l’ordre;  réinstaurer un
prix public convenable du gaz et de l’électricité; maintenir les
services publics en activité; couper les indemnités présidentielles à
vie – toutes choses auxquelles je souscris. Le silence du chef de l’Etat
sur ces questions dit tout: vous n’aurez rien!

Quand fut venu le
temps des questions, alors qu’on lui demandait si cette conférence de
presse annonçait un nouvel acte dans sa politique, il a vrillé de la
bouche, frisé des yeux, on a bien vu qu’il a retenu son une idée parce
probablement trop provocatrice; il s’est contenté de récuser le mot
-qu’il utilisera quand même plus tard…-, avant de dire qu’il était
préempté par les gilets-jaunes dans leur « gymnastique »- coup de pied de
l’âne…

Ensuite, dernière allusion aux gilets-jaunes, il fit
savoir qu’ils pouvaient bien continuer à brandir des pancartes
« longtemps » et que ça ne l’émouvait pas -on avait bien compris…

Puis,
conclusion dans la conclusion, la métaphore de la cathédrale détruite
et à rebâtir fut convoquée. La Meuf a dû  trouver que rameuter
l’incendie,  c’était bon pour l’image. Pour un peu, Macron nous aurait
dit que, via Notre-Dame de Paris, la vierge Marie elle-même irait voter
pour sa liste aux prochaines élections européennes. Son staff n’a pas
osé aller jusque là, mais il s’en est fallu de peu…

Ce fut donc
un très grand discours de campagne pour un candidat qui aspire à devenir
président de la République. Mais il faudrait peut-être que quelqu’un
dise à ce jeune homme -la Meuf peut-être?- que, président de la
République, il l’est déjà depuis deux ans et qu’il serait temps qu’il
s’en aperçoive. Le temps est passé du verbe, des mots, des paroles, de
la rhétorique, de la logorrhée, de la verbigération. Six mois de
monologues avec les moyens pharaoniques de la République pour un coût de
12 millions d’euros, c’est un camouflet pour les gilets-jaunes qui aura
décidément coûté bien cher. Or, les camouflets restent rarement sans
réponses. Leçon élémentaire d’éthologie. 

Michel Onfray