Réenchanter le monde

Par Joseph Stroberg

[Illustration : ISTOCK]

En cette époque particulière traversée par l’Humanité, suite notamment à une crise covidienne de nature largement artificielle qui a augmenté l’angoisse existentielle, la névrose ou la déprime de nombreux êtres humains, certains envisagent ou proposent de réenchanter le monde, de lui faire retrouver une dimension merveilleuse, envoûtante, féerique, magique ou surnaturelle depuis longtemps perdue si jamais l’Humanité connut cela un jour, peut-être en des temps antédiluviens ou édéniques. Il paraît alors nécessaire de s’accorder sur la nature des enchantements à mettre en œuvre, ainsi que sur celle des enchanteurs potentiels, selon les moyens qu’ils utiliseraient et leur manière de le faire, car la frontière est floue et rapidement franchie entre un enchantement et un sortilège maléfique. L’Humanité et la planète pourraient-elles en effet et en particulier se trouver réenchantées sous la contrainte ?

Un des pièges sur le chemin de l’enchanteur et de ses œuvres est celui du pouvoir de faire ce que bon lui semble, alors même qu’il ne peut être certain de ce qui est effectivement bon pour les autres. Chacun perçoit et envisage la vie selon sa propre perspective et a rarement la capacité d’enfiler réellement les bottes de ses frères et de ses sœurs. Merlin le prétendu enchanteur a-t-il vraiment contribué à améliorer la condition humaine et terrestre ? Ou bien n’a-t-il pas seulement cherché à imposer sa propre vision des choses, de ce qu’il croyait bien et juste pour son roi comme pour le peuple de ce dernier, produisant davantage de conflits qu’il ne pouvait en résoudre, davantage de morts que de guérisons ?… Avant lui, il exista un bien plus grand magicien, pressenti par trois rois mages, celui qui sut non seulement transformer l’eau en vin, multiplier les poissons, marcher sur l’eau, guérir les aveugles et les lépreux, ressusciter des morts, mais aussi se sacrifier pour l’avenir du monde et incarner ainsi jusqu’au plus profond de sa chair son message d’amour inconditionnel pour les autres et pour l’Humanité. Il a finalement laissé sa marque sur un simple drap, un suaire qui porte encore la trace de ses dernières souffrances et de sa résurrection.

Si par la suite, le monde connut des guerres en son nom, ce ne fut nullement de son propre fait, mais à cause d’individus qui ont cherché à imposer leur interprétation de la vie de ce grand mage, de celui que certains ont élevé au rang de Dieu. Lui, de son vivant, a généralement prôné le pardon, la non-violence, la miséricorde, la charité et bien d’autres vertus, se posant lui-même par sa vie en exemple de telles pratiques. Du moins est-ce ainsi, semble-t-il, que le veut la légende.

La clef d’un enchantement futur et réussi du monde pourrait se révéler être le respect du libre arbitre et des perceptions de chacun, sans qu’aucun enchanteur n’impose de suivre son exemple ou son chemin. En astrologie, il est assez coutumier d’affirmer que les astres proposent et les êtres humains disposent. Un enchanteur devrait probablement s’en inspirer et se contenter de proposer une vision, ou simplement d’éclairer les divers chemins possibles par sa propre lumière. Libre alors aux individus et aux divers groupes de choisir quoi en faire, quoi suivre, quoi imiter, quoi dépasser !…

Un monde ne peut paraître à tous pleinement enchanteur si certains d’entre eux au moins n’y trouvent pas leur place. La trouver implique non seulement le lieu, mais aussi le rôle et bien sûr la liberté de choisir l’un et l’autre. Ceci nécessite l’absence de contraintes, et donc de règles, de lois, de règlements…, surtout gravés dans la pierre (fût-elle de marbre) ou inscrits sur le papier. Cependant, une telle absence universelle de limites pourrait facilement conduire au chaos, les diverses libertés individuelles s’entrechoquant plus ou moins violemment, jusqu’à éventuellement en faire un plasma brûlant ou un gaz explosif. Pour l’éviter, il convient alors de trouver un moyen de combiner liberté de choix (et notamment celui d’agir dans telle direction plutôt que telle autre) et nécessité de tenir compte des autres êtres et de la manière dont nos choix vont les impacter et potentiellement les faire réagir.

Anticiper les réactions d’autrui suite à nos propres actions ainsi que leurs effets sur l’environnement immédiat comme plus lointain dépend de notre degré de conscientisation en ce qui concerne la loi de causalité selon laquelle toute cause a des effets et tout effet est issu de causes. La conscience intime de son existence procure un sens proportionnel de notre responsabilité quant aux conséquences possibles de nos actions, paroles et choix. L’irresponsabilité représente au contraire l’incapacité à envisager sérieusement ces conséquences ou le fait de ne pas s’en préoccuper, ou encore d’en amoindrir l’importance.

Nous ne pouvons espérer voir se concrétiser un monde réenchanté sans manifestation suffisante du sens des responsabilités lors de nos choix individuels et collectifs. Et de ce point de vue, si certains individus n’ont cure des autres et se fichent de leur propre impact sur autrui, du fait par exemple de tendances psychopathes ou d’immaturité notable, la collectivité gagnera à leur retirer tout pouvoir de nuisance, ceci en ne leur reconnaissant plus la moindre autorité et en ne leur fournissant plus la moindre occasion de l’exercer abusivement sur les autres. Un tyran, par exemple, ne peut exercer sa tyrannie que parce qu’en face de lui existent des individus qui acceptent de se soumettre à son autorité ou à son pouvoir et de lui obéir sans discussion, même lorsque ce qu’il demande est contraire à leur intérêt ou s’oppose à leurs sens du bien, de la justice, de la beauté, de la vérité, etc..

Réenchanter le monde nécessitera probablement de n’offrir aucun poste et aucun rôle de responsabilité aux individus qui n’ont pas développé le sens correspondant ou qui ne l’utilisent pas parce qu’ils n’ont d’intérêt principal ou exclusif que pour eux-mêmes. En d’autres termes, il sera utile et pratiquement indispensable de retirer les psychopathes du pouvoir, des postes de direction, des positions qui les amènent à interagir avec un grand nombre d’individus, et de les cantonner tout au plus dans des rôles auxiliaires. Un monde enchanté existe quand chacun y trouve la place qui lui revient naturellement en fonction de sa capacité à y interagir avec les autres et avec l’environnement sans leur nuire. Il est incompatible avec la production intentionnelle de souffrances comme celles qui le sont généralement sous la prérogative des psychopathes et des sadiques.

La place et le rôle de chaque être souhaitant participer à la création d’un avenir enchanté dépendent de ses capacités, aptitudes et prédilections naturelles dans son interaction avec les choses et les êtres de ce monde. On peut regrouper ces dernières et ces derniers sous le terme générique de « formes » plus ou moins organisées, notion que l’on peut même étendre aux sphères émotionnelles et mentales dans la mesure où émotions et pensées font partie de ce que l’on crée et de ce avec quoi nous interagissons, certaines étant bien délimitées et structurées alors que d’autres sont bien davantage floues ou évanescentes, à l’image de gaz.

Une humanité réenchantée ne peut être que saine, équilibrée et harmonieuse, à l’image d’un corps en parfaite santé. Par analogie avec ce dernier, ses divers groupes et individus — qui représentent organes, tissus et cellules — assument avec maturité leurs fonctions librement choisies et respectent celles des autres. Certains jouent en quelque sorte le rôle du cerveau, d’autres du cœur, d’autres encore des poumons, ou du squelette, ou des mains, ou des jambes, ou des reins, etc. selon qu’ils guident ou dirigent, qu’ils distribuent, donnent et aiment, qu’ils stimulent la vie et le développement, qu’ils construisent, qu’ils se bougent ou encore qu’ils assainissent, pour ne donner que quelques exemples. Cependant, à la différence d’un corps, les rôles et fonctions peuvent varier au cours d’une vie, dépendant de l’évolution (notamment des goûts et des aptitudes) des individus (ou cellules) constituant le corps Humanité.

La civilisation actuelle a perdu tout enchantement pour se voir au contraire en quelque sorte maudite, envoûtée par des sortilèges mortifères, parce qu’elle s’est éloignée de la nature et de la Création, perdant de vue sa source divine au profit d’un attrait croissant pour l’artificiel, le monde des machines, de l’informatique et des robots… Elle s’est laissée corrompre par des marchands, aveuglée par des porteurs de fausse lumière, subjuguée par des joueurs de flûte ou de pipeau, dirigée par des chacals déguisés en bergers… On lui a fait miroiter le confort, la sécurité matérielle, puis sanitaire, pour mieux l’emprisonner. Pour se réenchanter, l’Humanité devra abandonner à la fois le confort et la sécurité matérielle au profit de l’inconnu et du risque. Elle devra retrouver sa source spirituelle de confiance, de force, de vie et de conscience. On ne peut pas à la fois vivre l’enchantement qui implique nécessairement une dimension paranormale ou métaphysique et une vie confortable et sécuritaire fournie par la pure matérialité déconnectée d’une telle dimension, mais connectée aux réseaux informatiques. Plus l’Humanité se relie aux machines, plus elle abandonne son potentiel enchanteur ainsi que les individus qui pourraient le raviver. Plus elle compte sur les premières, moins elle utilise son propre pouvoir.

La technologie moderne a beau avoir voulu en quelque sorte faire la compétition avec les mages d’antan, elle a beau avoir réalisé des miracles artificiels avec le vol d’avions plus lourd que l’air en guise de lévitation de saints, avec la réanimation cardiaque en guise de résurrection des morts, avec la transmutation permise par la fission nucléaire en guise de transformation de l’eau en vin, avec Internet en guise de communication télépathique, les Jedi de Star Wars et la baguette d’Harry Potter font toujours davantage rêver que la technologie de Star Treck. D’un côté nous avons la dépendance aux machines et aux structures complexes de pouvoir, d’industrie et de commerce. De l’autre, nous ouvrons la porte aux dimensions sacrées et divines de l’Homme et de l’Humanité. Toutefois, il reste un piège propice à ces dernières : celui de chercher le pouvoir sur les choses, sur la nature et sur les autres au lieu de l’harmonie avec eux. D’un côté nous avons Palpatine, Voldemor et Sauron (du Seigneur des anneaux). De l’autre Obi-Wan Kenobi (ou Skywalker, Yoda…), Dumbledore et Gandalf. Là où les premiers cherchent toujours plus d’emprise et de contrôle sur les foules (à l’image de ceux recherchés par les transhumanistes et les « élites » autoproclamées), les seconds se mettent à leur service. Les premiers accaparent les pouvoirs, alors que les seconds offrent leurs dons.

L’Humanité se trouve à la croisée des chemins. Elle devra choisir entre celui suivi depuis au moins quelques siècles et qui la conduit directement dans l’abîme de l’asservissement global à la matière, à la technologie et aux « élites » contrôlant cette dernière, et celui de traverse, qui mène à l’inconnu, mais comporte un grand potentiel de libération et d’épanouissement grâce au rêve, au réenchantement du monde, au retour vers les valeurs sacrées et éternelles… Ce chemin n’abandonnera probablement pas toute technologie, du moins dans un premier temps, mais elle n’en sera plus l’esclave. La technoscience se bornera peut-être simplement à faciliter le réenchantement du monde, ceci en diminuant la charge des corvées et la difficulté des défis sans pour autant diminuer la masse musculaire faute d’exercices physiques ni celle des neurones faute de stimulation mentale. De même, ce nouveau chemin ne produira probablement pas immédiatement de résultats spectaculaires ni même notables en ce qui concerne d’éventuelles capacités paranormales telles qu’on peut en voir dans les films évoqués plus haut ou d’autres moutures hollywoodiennes modernes. « À grand pouvoir, grandes responsabilités », évoquait fort justement l’une d’elles il y a quelques années. Et si l’on ne veut pas voir l’Humanité sombrer dans une nouvelle forme d’enfer, il lui vaudra mieux mûrir avant d’être dotée de dons parapsychiques extraordinaires.

Réenchanter le monde de manière suffisamment sage requiert certaines conditions préalables telles que le développement et la manifestation du sens des responsabilités, la découverte et l’acceptation de la place et du rôle de chacun dans un but d’harmonie et de symbiose, la stimulation de notre dimension spirituelle pour mieux nous engager sur un chemin collectif commun, mais aussi la reconnaissance de la psychopathie comme facteur largement perturbateur d’un tel engagement. Si certains êtres humains, en nombre croissant, tendent à considérer que nous vivons actuellement un cauchemar, ils détiennent pourtant le pouvoir de transformer ce dernier en rêve merveilleux. Cela commence généralement par un travail sur soi, sur sa manière de voir la vie, sur sa capacité à discerner le véridique du mensonge, la réalité de l’illusion… Pour réenchanter le monde, nous devons d’abord découvrir en nous-mêmes la source et la capacité de l’enchanteur.

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