Poe et Baudelaire face à « l’erreur américaine »

[Publication initiale : dedefensa.org]

Par Nicolas Bonnal

Les deux fondateurs de l’anti-américanisme philosophique sont Edgar Poe et Charles Baudelaire ; le premier dans ses contes, le deuxième dans ses préfaces. La France et sa petite sœur Amérique sont les deux pays à avoir fourni les plus belles cohortes d’antimodernes depuis les révolutions. Souvent du reste on retrouve le thème commun de la nostalgie dans les grands films américains (voyez Naissance d’une nation, la Splendeur des Amberson, l’Impasse de De Palma). Et la rage de Baudelaire contre « la barbarie éclairée au gaz » vaut celle d’Henry Miller avec son « cauchemar climatisé ».

On laisse parler Baudelaire, traducteur et préfacier de Poe. Dans un élan rebelle et réactionnaire, il écrit :

« De tous les documents que j’ai lus en est résultée pour moi la conviction que les États-Unis ne furent pour Poe qu’une vaste prison qu’il parcourait avec l’agitation fiévreuse d’un être fait pour respirer dans un monde plus aromal, — qu’une grande barbarie éclairée au gaz, — et que sa vie intérieure, spirituelle, de poète ou même d’ivrogne, n’était qu’un effort perpétuel pour échapper à l’influence de cette atmosphère antipathique. »

D’où ces myriades de littérateurs qui de Cooper à James en passant par la génération perdue ou Diane Johnson (romancière et scénariste de Shining, une amie) trouvent refuge en France — avant que celle-ci ne fût crucifiée par Hollande et Sarkozy.

Puis Baudelaire ajoute sur la tyrannie de la majorité :

« Impitoyable dictature que celle de l’opinion dans les sociétés démocratiques ; n’implorez d’elle ni charité, ni indulgence, ni élasticité quelconque dans l’application de ses lois aux cas multiples et complexes de la vie morale. On dirait que de l’amour impie de la liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou zoocratie… »

Baudelaire s’irrite dans une autre préface : racisme, brutalité, sexualité, avortement, tout y passe, avec au passage le nécessaire clin d’œil de sympathie pour les noirs et les Indiens :

« Brûler des nègres enchaînés, coupables d’avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l’honneur, jouer du revolver dans un parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l’Ouest, que les Sauvages (ce terme a l’air d’une injustice) n’avaient pas encore souillés de ces honteuses utopies, afficher sur les murs, sans doute pour consacrer le principe de la liberté illimitée, la guérison des maladies de neuf mois, tels sont quelques-uns des traits saillants, quelques-unes des illustrations morales du noble pays de Franklin, l’inventeur de la morale de comptoir, le héros d’un siècle voué à la matière. »

Et notre grand génie de la « modernité » poétique de rajouter que l’américanomanie gagne du terrain, et ce grâce au clergé catholique (toujours lui…) :

« Il est bon d’appeler sans cesse le regard sur ces merveilles de brutalité, en un temps où l’américanomanie est devenue presque une passion de bon ton, à ce point qu’un archevêque a pu nous promettre sans rire que la Providence nous appellerait bientôt à jouir de cet idéal transatlantique ! »

Venons-en à Edgar Poe. C’est dans son Colloque entre Monos et Una que notre aristocrate virginien élevé en Angleterre se déchaîne :

« Hélas ! nous étions descendus dans les pires jours de tous nos mauvais jours. Le grand mouvement, — tel était l’argot du temps, — marchait ; perturbation morbide, morale et physique. »

Il relie très justement et scientifiquement le déclin du monde à la science :

« Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.
Mais, pour moi, les annales de la Terre m’avaient appris à attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute civilisation. »

Poe voit l’horreur monter sur la terre (Lovecraft reprendra cette vision). L’industrie rime avec maladie physique :

« Cependant d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. »

On peut rappeler qu’un grand peintre de l’école de Hudson nommé Thomas Cole a réalisé une suite admirable de tabeaux symboliques nommé the Course of Empire. Intéressez-vous à cette passionnante école de peinture, et à l’artiste allemand Bierstadt qui réalisa les plus géniales toiles de paysages américains. Après la dégoûtante maladie recouvrit tout (Parcs nationaux ! Parcs nationaux !).

Dans Petite conversation avec une momie, Poe règle d’autres comptes. Il relativise nos progrès médicaux (simple allongement de la durée de vieillesse) et mécaniques :

« Je lui parlai de nos gigantesques forces mécaniques. Il convint que nous savions faire quelque chose dans ce genre, mais il me demanda comment nous nous y serions pris pour dresser les impostes sur les linteaux du plus petit palais de Carnac. »

Le comte nommé Allamistakéo, la momie donc, donne sa vision du progrès :

« Le comte dit simplement que, de son temps, les grands mouvements étaient choses terriblement communes, et que, quant au progrès, il fut à une certaine époque une vraie calamité, mais ne progressa jamais. »

L’idée que le progrès ne progressera plus, entre embouteillages et obésité, entre baisse du QI et effondrement de la culture, me paraît très bonne. On ne fait pas mieux qu’au temps de Jules Verne (la lune…), et on ne rêve même plus.

Sur la démocratie US, on se doute que Poe nous réserverait une « cerise » :

« Nous parlâmes alors de la grande beauté et de l’importance de la Démocratie, et nous eûmes beaucoup de peine à bien faire comprendre au comte la nature positive des avantages dont nous jouissions en vivant dans un pays où le suffrage était ad libitum, et où il n’y avait pas de roi. »

Il évoque en riant les treize colonies qui vont se libérer du joug de l’Angleterre.

« La chose néanmoins finit ainsi : les treize États, avec quelque chose comme quinze ou vingt autres, se consolidèrent dans le plus odieux et le plus insupportable despotisme dont on ait jamais ouï parler sur la face du globe.
Je demandai quel était le nom du tyran usurpateur. Autant que le comte pouvait se le rappeler, ce tyran se nommait : La Canaille. »

Cela nous rappelle la juste phrase de Mel Gibson dans le Patriote, qui préférait avoir un tyran (le roi d’Angleterre, le brave George en plus à demi fou) de l’autre côté de l’Atlantique que 400 (sénat, congrès, bureaucratie, en attendant FBI, NSA, CIA et tout ça) ici tout près. On se doute que la critique de la démocratie ici a quelque chose de tocquevillien. Et à une époque où on vous interdit tel maillot de bain et où on vous met en prison (comme récemment en Espagne) pour une simple gifle (la mère emprisonnée, la gamine se retrouva à la rue !), on ne peut que s’émerveiller des performances du pouvoir de la canaille.

Citons cette phrase méconnue de Tocqueville :

« Le naturel du pouvoir absolu, dans les siècles démocratiques, n’est ni cruel ni sauvage, mais il est minutieux et tracassier. Un despotisme de cette espèce, bien qu’il ne foule point aux pieds l’humanité, est directement opposé au génie du commerce et aux instincts de l’industrie. »

Et en effet il devenu impossible de créer des emplois en Europe comme en Amérique. On peut juste rayer bureaucratiquement les chômeurs pour plastronner devant la presse…

La peur de l’américanisme est donc aussi partagée en France qu’en Amérique au siècle de Comte. On citera aussi Renan qui parle quelques décennies plus tard :

« Le monde marche vers une sorte d’américanisme, qui blesse nos idées raffinées…
Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l’esprit n’ont aucune valeur officielle, où la haute fonction n’ennoblit pas, où la politique devient l’emploi des déclassés et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l’intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l’art de la réclame, à la rouerie qui serre habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire. »

Et on conclura avec Baudelaire qui voit en poète, en visionnaire, le risque que fera peser l’américanisme sur le monde et l’Europe :

« Les États-Unis sont un pays gigantesque et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu dans l’histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l’industrie ; il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu’elle finira par manger le Diable. »

Bibliographie

  • Edgar Poe — Histoires extraordinaires.
  • Edgar Poe — Nouvelles histoires extraordinaires.
  • Baudelaire — Préface de ces deux recueils (ebooksgratuits.com).
  • Ernest Renan — Souvenirs.
  • Tocqueville – De la Démocratie, II, Deuxième partie, chapitre XIV.
  • Nicolas Bonnal — Lettre ouverte à la vieille race blanche, ch.IV.

Baudelaire et la sauvagerie américaine

Par Nicolas Bonnal

Le massacre pas très fin et pas très bien raconté surtout (et pour cause…) de fric-city Las Vegas a rajeuni tous les pessimistes es-déclin. Et de tonner contre ce monde pourtant si bien où tout fout le camp, contre cette bonne vieille société démocratique — et surtout libre et libérale — où soudainement « on ne respecte plus rien » !

Récemment donc, l’ex-agent DEA David Hathaway commençait ainsi sa bonne chronique réac sur notre bon site libertarien de LewRockwell.com :

“When you observe shootings; divorce ; drug use; low savings rates; diminished work ethic; an increased focus on recreational pursuits; few or no offspring; disrespect within the family; personal mutilation; skimpy clothing; loud-mouthed arrogance; foul-mouthed internet culture; YouTube skate-and-crash motifs; non-musical music; and diminished desire and ability to read, study and learn; you may think, why now?”
[« Lorsque vous observez les fusillades, les divorces, la consommation de drogues, les faibles taux d’épargne, la diminution de l’éthique du travail, l’importance accrue accordée aux activités récréatives, le peu ou l’absence de descendance, le manque de respect au sein de la famille, les mutilations personnelles, les vêtements trop courts, l’arrogance à haute voix, la culture Internet nauséabonde, les motifs de skate & crash (patiner et se crasher) sur YouTube, la musique non musicale et la diminution du désir et de la capacité de lire, d’étudier et d’apprendre, vous pouvez vous demander : pourquoi aujourd’hui ? »]

On a l’impression que cette dégénérescence US est récente, alors ? Non, sans rire ? Et si c’était faux ? Ah, les années soixante, ah, Clinton ?

Or ce pays faisait peur à Baudelaire (voyez mon texte, voyez aussi celui sur Poe) avec ses lynchages, son avortement pour toutes et son racisme avéré. Cette fois lisons Imperium du fameux Francis Parker Yockey écrit au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale :

“American family life has been thoroughly disintegrated by the Culture-distorting regime. In the usual American home, the parents actually have less authority than the children. The schools enforce no discipline, nor do the churches. The function of forming the minds of the young has been abdicated by all in favour of the cinema.”
[« La vie de famille américaine a été complètement désintégrée par le régime qui déforme la culture. Dans le foyer américain habituel, les parents ont en fait moins d’autorité que les enfants. Les écoles n’imposent aucune discipline, pas plus que les églises. La fonction de formation de l’esprit des jeunes a été abandonnée par tous au profit du cinéma. »]

Yockey parle comme Alexis Carrel (voyez mon livre là aussi). Il rajoute, alors que les comédies screwball faisaient fureur sur les écrans, célébrées alors et depuis comme des chefs-d’œuvre de l’espèce humaine par notre critique ciné aux ordres :

“Marriage in America has been replaced by Divorce. This is said with no paradoxical intent. In the large cities, statistics show that one of every two marriages ends in divorce. Taking the country as a whole, the figure is one in three. This situation can no longer be described as Marriage, since the essence of Marriage is itspermanence. The divorce trade is a large business upon which lawyers, private detectives and other charlatans thrive, and from which the spiritual standards of the nation suffer, as reflected in the emotionally indifferent attitude of American children.”
[« En Amérique, le mariage a été remplacé par le divorce. Cette affirmation n’a rien de paradoxal. Dans les grandes villes, les statistiques montrent qu’un mariage sur deux se termine par un divorce. Pour l’ensemble du pays, ce chiffre est d’un sur trois. Cette situation ne peut plus être qualifiée de mariage, puisque l’essence du mariage est sa permanence. Le commerce du divorce est une affaire importante sur laquelle prospèrent les avocats, les détectives privés et autres charlatans, et dont les normes spirituelles de la nation souffrent, comme le reflète l’attitude émotionnellement indifférente des enfants américains. »]

Cette indifférence émotionnelle des enfants made in USA (on n’est plus nationaux, on est « made in ») fait peur ; mais Gustave de Beaumont l’évoque dans son livre Marie, ou de l’esclavage ! La famille sans sentiments…

Yockey ajoute, plus inspiré :

“The Western erotic, grounded in the chivalry of Gothic times, with the concomitant honour-imperative of the centuries of Western history, has been driven out. The ideal of Wedekind, the Culture-distorter who preached compulsory Bohemianism in Europe around the turn of the 20th century, has been realized by the Culture-distorting regime in America.Inverted puritanismhas arisen.”
[« L’érotisme occidental, ancré dans la chevalerie de l’époque gothique, avec l’impératif d’honneur concomitant des siècles d’histoire occidentale, a été chassé. L’idéal de Wedekind, le détracteur de la culture qui prêchait la bohème obligatoire en Europe au tournant du XXe siècle, a été réalisé par le régime détracteur de la culture en Amérique. Un puritanisme inversé a vu le jour. »]

On peut noter qu’on a réimposé le puritanisme à coups de féminisme et de lois sur le harcèlement et autres, d’origine nazie d’ailleurs (lisez encore mon texte sur ce sujet, Hitler et le politiquement correct).

Certains diront que Yockey était fasciste. Ils n’ont qu’à lire la bio de Brando par Manso (voyez ma damnation des stars) ou celle de Jobs par Isaacson. Les deux sans le vouloir offrent un panorama désolé et désolant de la terre américaine sur le plan des valeurs morales et de l’éthique sociale. Et on est dans les années quarante et cinquante que beaucoup évoquent avec une larme à l’œil sans y voir de plus près. Je pourrai remonter et citer Edward Allsworth Ross ; j’ai écrit un chapitre sur ce sociologue dans mon livre sur Trump, qui décrit les mœurs sauvages des trente millions de migrants en Amérique, qui vivent à dix sur une femme, se battent dans des bidonvilles et déplacent les Américains de souche, comme on dit…

Et comme on commence à me gaver avec le drapeau américain, le patriotisme américain et les bonnes manières américaines, je repasse un peu de Baudelaire et de ses textes sur Edgar Poe (on appréciera le fait qu’il décrit déjà la tuerie de Las Vegas, un classique somme toute là-bas) :

« Mais ce qui est difficile dans une monarchie tempérée ou dans une république régulière, devient presque impraticable dans une espèce de capharnaüm, où chacun, sergent de ville de l’opinion, fait la police au profit de ses vices — ou de ses vertus, c’est tout un, — où un poète, un romancier d’un pays à esclaves est un écrivain détestable aux yeux d’un critique abolitionniste, — où l’on ne sait quel est le plus grand scandale, — le débraillé du cynisme ou l’imperturbabilité de l’hypocrisie biblique. Brûler des nègres enchaînés, coupables d’avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l’honneur,jouer du revolver dans un parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l’Ouest, que les Sauvages (ce terme a l’air d’une injustice) n’avaient pas encore souillés de ces honteuses utopies, afficher sur les murs, sans doute pour consacrer le principe de la liberté illimitée,la guérisondes maladies de neuf mois,tels sont quelques-uns des traits saillants, quelques-unes des illustrations morales du noble pays de Franklin,l’inventeur de la morale de comptoir, le héros d’un siècle voué à la matière. Il est bon d’appeler sans cesse le regard sur ces merveilles de brutalité, en un temps où l’américanomanie est devenue presque une passion de bon ton, à ce point qu’un archevêque a pu nous promettre sans rire quela Providence nous appellerait bientôt à jouir de cet idéal transatlantique ! »

Et encore un peu de Baudelaire (Fusées) pour couronner le tout…

« Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales,nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges, ou antinaturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. »

« L’atrophie spirituelle » dont parlera Carrel c’est bien ce qui caractérise ce public abruti qui va écouter les concerts sous contrôle CIA ou avaler les répugnantes explications officielles et médiatiques…

Quelques sources

  • Baudelaire — Notes nouvelles sur Edgar Poe (préface aux nouvelles histoires extraordinaires, ebooksgratuits.fr)
  • Bonnal — Trump, de la trahison à la rébellion ; la damnation des stars (Filipacchi, disponible en Kindle) ; chroniques sur Dedefensa.org
  • Edouard Allsworth Ross — The old world in the new (1914)
  • David Hathaway, the erosion of culture (lewrockwell.com)
  • Francis Parker Yockey — Imperium