L’utilité des miroirs et de l’observateur

Par Joseph Stroberg

Il semble bien que
la meilleure façon de connaître quelque chose soit de
l’expérimenter soi-même directement. Une connaissance qui reste
livresque ou par l’intermédiaire de vidéos, pour ne citer que
deux exemples d’intermédiaires, peut-elle en effet atteindre la
même complétude? Peut-on connaître la sculpture sans sculpter
soi-même, une émotion sans l’éprouver soi-même, la mer en
restant sur la plage, une idéologie ou une religion sans s’y
relier, une autre personne sans la fréquenter…? Oh! bien sûr, on
peut toujours les critiquer, de l’extérieur. « La critique
est aisée, mais l’art est difficile ». Si l’on
n’expérimente pas soi-même ce dont il est question, cela demeure
externe et superficiel. Cela est surtout bon pour engendrer des
conflits. Et l’on finit souvent par critiquer les personnes
elles-mêmes au lieu de chercher à connaître ou à comprendre qui
elles sont, ce qu’elles disent, ce qu’elles font et ce qui les
motive… Bien sûr, critiquer fait aussi partie de l’expérience
humaine. Ce faisant, c’est souvent bien après que l’on réalise
l’objet réel de la critique : la connaissance de soi!

Si la meilleure
manière de connaître quelque chose est de l’expérimenter
soi-même, comment pouvons-nous nous connaître nous-mêmes? Pour
nous « expérimenter », il faut en quelque sorte nous
dédoubler. L’expérimentateur, non seulement agit sur l’objet de
l’expérience, mais aussi l’observe. Et il constate ses réactions
aux différents stimuli. Comment être l’expérimentateur de
nous-mêmes en tant qu’objet d’expérience ou d’étude? À
moins d’avoir le don d’ubiquité et de pouvoir se trouver
simultanément en deux endroits différents, il n’existe que peu de
manières de se dédoubler. L’une d’elles est l’utilisation
d’un miroir qui renvoie alors de nous une image assez fidèle, à
la symétrie près. Une autre consiste à faire appel à ce qui, en
l’Homme, est l’observateur (du moins si cela existe
effectivement). Et l’on peut comprendre que ceux qui ne vivent pas
sa présence puissent en douter. Il existe aussi la solution de s’en
remettre aux perceptions d’un autre individu (avec tous les risques
que cela peut comporter).

Quel genre de miroir peut permettre l’observation de notre personnalité, non seulement sur le plan physique visible, mais aussi sur celui du caractère, des émotions et de la manière dont nous gérons l’univers des pensées? Depuis plusieurs milliers d’années, des êtres humains ont découvert que d’autres humains ou d’autres êtres pouvaient jouer ce rôle. Et la psychologie humaine moderne traduit maintenant cela en termes de mécanismes de « projection » (cf. entre autres : « Juger l’autre, c’est porter un jugement sur soi » et « La projection comme mécanisme de défense »). Comme êtres humains, nous avons naturellement tendance à projeter sur l’autre ce que nous ne parvenons pas à reconnaître sur nous-mêmes. L’autre nous sert ainsi de miroir. La paille que nous voyons dans l’oeil du voisin peut représenter la poutre qui se trouve dans le nôtre. C’est souvent un miroir déformant, mais un miroir quand même.

Une situation
typique lors de laquelle ce mécanisme de défense entre en jeu est
lorsque nos croyances fondamentales (idéologiques, religieuses ou
existentielles, scientifiques, etc.) sont remises en question. Notre
personnalité ou notre cerveau (ou notre mental) met en œuvre la
projection. Au lieu d’argumenter sur les idées ou les concepts
autour de la croyance, nous tendons à attaquer ou à juger, voire à
condamner la personnalité adverse. Qu’on laisse ce mécanisme
s’exercer ou non, que l’on utilise ou non une autre personne
comme un miroir, et quelles que soient nos actions, nos attitudes,
nos émotions et même les pensées qui nous traversent,
l’observateur en nous le perçoit sans jugement. Cependant, nous ne
pouvons en bénéficier que si nous lui ouvrons la porte. C’est un
peu comme si quelqu’un nous observait au travers d’une porte
fermée ou au travers des murs (les barrières que nous érigeons,
par exemple), mais que nous ne pouvions en prendre connaissance qu’en
ouvrant nous-mêmes la porte qui nous en sépare. Il a pu recevoir
plusieurs noms : Soi, Surmoi, Esprit, Présence…