Les choses ont changé

[Source : Le Saker Francophone]

Par James Howard Kunstler – Le 16 mars 2020 – Source kunstler.com

Au moins en temps de guerre, les bars restent ouverts. C’est
ainsi que vous savez que ce qui nous arrive est quelque chose de
totalement différent de tout ce que vous avez vu dans votre vie. Même
ceux d’entre nous qui ont signé pour ce voyage – c’est-à-dire qui
s’attendaient à une Longue Urgence – sont peut-être un peu ébahis
par la quantité sidérale de merde qui vole en escadrille. Je le sais,
j’en suis. Les dieux ont dû engloutir un max de pissenlits et de fayots.

Avez-vous eu l’impression, comme moi, en regardant le débat Sanders
vs Biden hier soir – l’inadéquat vs l’insignifiant – que le monde dont
ils parlaient n’existe peut-être plus ? Le monde des institutions qui
fonctionnent réellement ? Comme celles qui trouvent la somme
d’argent nécessaire pour faire tourner les rouages ? Vous vous souvenez
de cette phrase d’Hemingway [The Sun Also Rises, roman 1926] sur le type qui a fait faillite ? 1 Lentement, puis d’un seul coup.
C’est nous. L’assurance maladie pour tous maintenant ? Sans blague ?
Non, plus probablement, dans un an, chaque médecin américain ressemblera
au vieux médecin de campagne qui trimbale son sac noir dans ses visites
à domicile. Malheureusement, il n’y a plus assez de chevaux en
Amérique, et les quelques fiacres que nous avons sont tous au musée.

La méga-bulle financière se dégonfle à une vitesse effrayante,
précisément à cause des efforts déployés depuis 2008 pour la gonfler
artificiellement. La Réserve fédérale lui a insufflé la dernière bouffée
d’air dimanche soir [1 500 milliards de dollars, NdT]
pendant que tout le monde comptait ses rouleaux de papier toilette – et
l’effet a été comme de souffler de l’air chaud dans un Zeppelin crevé.
Le cours des contrats à terme sur les actions est « limité à la baisse »
au moment où j’écris, avant l’ouverture de Wall Street. L’or s’enfonce
dans le sol comme un pieu de support de vigne et l’argent métal est si
bas qu’on dirait que les gestionnaires de fonds spéculatifs n’ont plus
qu’à mettre en gage le service de table de grand-mère. (Indice, les
matières premières vont rebondir fortement ; le reste, probablement pas
tant que ça).

Personne ne sait vraiment à quel point cela sera profond et difficile
– et peut-être que ceux qui en ont la moindre idée ne le disent pas.
Mais la situation pose deux questions essentielles : quel est le degré
de désordre qu’il faudra supporter dans cette épreuve ? Et à quoi
ressemblera le monde quand la phase des convulsions de cette affaire
sera terminée ?

Les Américains n’ont jamais rien vécu de semblable. Les désordres de la guerre de Sécession (1861-65) ont été des opérations militaires brutales et horribles menées principalement dans les champs de maïs, les pâturages et les bois – oui, et certaines petites villes comme Richmond, 38 000 habitants, et Atlanta, 10 000 habitants. Lorsque la fumée s’est dissipée, le Dixieland battu a émergé avec un ordre civil paralysé. A Yankeedom, les émeutes de la conscription new-yorkaise ont duré une semaine autour de la petite île de Manhattan, mais tous les autres ont suivi le programme de Lincoln. Après tout cela, l’Amérique s’est rapidement mise au diapason des affaires foisonnantes du XIXe siècle : les chemins de fer, les mines, les usines, et tout le reste. Les guerres mondiales se sont déroulées à l’étranger, et la scène du front intérieur des années 1940 a maintenant un air nostalgique et idyllique.

Les tensions qui s’accumulent aujourd’hui sur la scène nationale
reflètent la fragilité extrême du mode de vie que nous avons construit,
et le très grand nombre de mauvais choix que nous avons faits au cours
de ce processus, comme la mutation de la nation en banlieues
glauques rendant chacun otage d’une motorisation heureuse. Je
n’insisterai pas sur ce point, sauf pour demander comment ces vastes
régions du pays vont gérer la vie quotidienne alors que les chaînes
d’approvisionnement vacillent ? Je dirais qu’une pénurie de papier
toilette n’est peut-être que le début de leurs problèmes.

Les villes – du moins, les quelques villes qui n’ont pas déjà implosé
de l’intérieur – ont fait des hypothèses sur leur taille et leur
développement, qui ne tiennent pas compte des nouvelles circonstances
qui se profilent à l’horizon. Pensez seulement à ce qu’un arrêt de
l’économie mondiale fera à tous ces projets de gratte-ciel résidentiels
récemment construits à New York, San Francisco et Boston. Je vais vous
le dire : ce sont des actifs immobiliers instantanément convertis en
passifs. Et comment ces villes commenceront-elles à payer pour
l’entretien de leurs infrastructures et services complexes alors que
l’argent pour tout cela n’existe plus et qu’il n’y a aucun moyen de
prétendre qu’il reviendra un jour ? Répondez : elles ne pourront pas
continuer à emprunter et elles ne pourront pas gérer. Ces villes se
dépeupleront et il y aura des batailles pour savoir qui pourra vivre
dans les parties qui ont encore une certaine valeur, comme les berges
des rivières.

Je suppose que tout le monde peut maintenant voir l’idiotie qui
consiste à concentrer la vie commerciale de la nation dans des
organismes super-gigantesques comme les magasins Big Box. Cela
semblait être une bonne idée à l’époque, comme tant de gaffes dans
l’histoire, et maintenant ce temps est révolu. Toute écologie ne
prospère que grâce à la redondance – beaucoup de gens faisant des choses
similaires à l’échelle appropriée – et le modèle américain de chaîne de
magasins pour une écologie commerciale était un fiasco évident auquel
il fallait s’attendre. Les personnes qui gèrent ce modèle, et d’autres
personnes qui gèrent d’autres choses dans notre société, doivent se
demander si les lignes d’approvisionnement en provenance de Chine
reviendront. Ce n’est pas différent du culte du cargo des habitants des
îles Salomon vers 1947, après que les avions militaires aient cessé
d’atterrir avec toutes leurs bonnes choses magiques : le temps est venu
de retourner à la pêche en pirogue.

La politique identitaire stupide et idiote, menée par la gauche et
ses scribes de la classe intellectuelle, sexuellement perturbés, bourrés
de préjugés racistes, a réussi à détruire le dernier fragment de la
culture américaine commune qui permettait au pays de rester uni malgré
les vicissitudes passées. On peut donc en conclure que nous allons nous
retrouver face à des tensions venimeuses, et peut-être même des conflits
violents, avant que ces questions ne soient résolues d’une manière ou
d’une autre.

Où tout cela nous mène-t-il en fin de compte ? À un pays et un peuple
qui gère sa société d’une manière très différente à une échelle
beaucoup plus modeste. La tâche de réorganiser notre vie nationale est
immense. Vous pouvez oublier les visions techno-narcissiques grandioses
d’une motorisation électrifiée et d’un nirvana robotique de loisirs
sexuels permanents. Tout ce que nous faisons doit être réduit, de la
fabrication de ce que nous pouvons bricoler, à la reconstruction
d’écosystèmes commerciaux à petite échelle, d’une région à l’autre – en
d’autres termes, ce que nous appelons aujourd’hui la petite entreprise,
adaptée au niveau local.

Il faut s’attendre à ce que les géants de l’agro-business
s’effondrent en raison d’une pénurie de capitaux, en particulier, et à
ce que les petites exploitations agricoles s’organisent d’urgence, en
faisant travailler ensemble un plus grand nombre d’êtres humains.
C’est-à-dire si nous voulons continuer à manger. Attendez-vous à ce que
les petites villes des régions fertiles et bien arrosées du pays
revivent pendant que les métropoles gémissantes s’enfonceront dans la
sclérose entropique. Considérez la valeur de notre vaste réseau de voies
navigables intérieures et la possibilités d’y faire circuler les
marchandises, lorsque l’industrie du transport par camions s’effondrera.
Envisagez de participer à la reconstruction du système ferroviaire dans
ce pays.

Il y aura des rôles économiques et sociaux pour tous ceux qui sont
prêts à assumer une certaine responsabilité. Les jeunes pourraient voir
une opportunité extraordinaire de remplacer les dinosaures économiques
blessés qui se dandinent encore dans le paysage. Il faudra agir au
niveau local et régional et se rendre utile en échange d’un moyen de
subsistance, et de l’estime des autres autour de soi – c’est-à-dire de
sa communauté. Le gouvernement a travaillé sans relâche à se rendre
lui-même superflu, voire complètement inefficace, impuissant et plutôt
répugnant face à cette crise qui se construit lentement mais visiblement
depuis un demi-siècle. Quelque chose d’ancien et d’épuisé claudique en
coulisse, alors que quelque chose de nouveau se met en marche.
N’êtes-vous pas heureux d’avoir assisté à tous ces débats ?

James Howard Kunstler

Pour lui, les choses sont claires, le monde actuel se termine et
un nouveau arrive. Il ne dépend que de nous de le construire ou de le
subir mais il faut d’abord faire notre deuil de ces pensées magiques qui
font monter les statistiques jusqu’au ciel.

Traduit par Hervé, relu par Kira pour le Saker Francophone