Le Tétralogue — Roman — Chapitre 27

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6
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Le Tétralogue — Roman — Chapitre 26]

Par Joseph Stroberg

​27 — Étrange chair

Après avoir tiré le corps du massif animal près du navire et l’y avoir maintenu tant bien que mal en place à l’aide de ce qui leur restait de cordage, c’est-à-dire pas grand-chose, Tulvarn et Reevirn se laissèrent choir sur la partie radeau et y firent une sieste de quelques heures. Pendant ce temps, Gnomil muni de sa dague et Jiliern du sabre se mirent à découper quelques dizaines de gros morceaux de chair blanchâtre et légèrement violacée du cadavre après la perte de son sang dans l’océan. Ils espéraient que celui-ci ne se décomposerait pas trop vite, grâce notamment à l’effet conservateur du sel marin. Le problème était que le corps lui-même ne contenait que très peu de sel et après seulement quelques heures une odeur de plus en plus forte commençait à en émaner. Alors, ils décidèrent de rapidement découper les morceaux en tranches fines et de plonger ces dernières dans l’eau salée avant de les étaler sur le bois du radeau près de l’habitacle, afin de les sécher pour leur fournir ainsi une protection salée. L’opération complète dura presque jusqu’au réveil du moine et du chasseur.

Avant de tenter l’aventure de manger un morceau de l’étrange chair animale, ils remirent le reste du corps à l’eau afin de ne plus avoir à en supporter la puanteur croissante. Par chance, le sel avait pu stopper le processus de corruption pour les parties prélevées.

— Et maintenant ? interrogea Jiliern. Que faisons-nous ? En mangeons-nous au risque de nous empoisonner ?…

— Ou bien est-ce que l’on tente plutôt de mourir de faim ? L’interrompit Gnomil.

— Bonnes questions, intervint Reevirn.

— Après toute l’énergie que l’on a dépensée pour obtenir ce gibier, même s’il n’en reste finalement plus grand-chose d’exploitable, je suis d’avis qu’au moins l’un de nous tente le coup d’en manger un morceau.

— Au point où nous en sommes, nous ferions mieux de le faire tous. Nous n’allons autrement pas survivre bien longtemps sans eau, et cette chair en contient visiblement une certaine quantité, mentionna Jiliern. Grâce à la quantité restante, si nous ne sommes pas trop empoisonnés, nous pouvons encore tenir deux ou trois jours. Autrement, je ne suis pas sûre pour ma part de tenir une journée de plus. Mes œufs me réclament beaucoup. Ah, mais j’y pense ! Je dispose encore d’un cristal qui pourrait nous aider. Un des cristaux de guérison agit justement sur les poisons. Je ne connais pas exactement comment il procède, mais tout se passe comme s’il drainait ou retirait leur pouvoir nuisible. Laissez-moi faire ! Je ne devrais pas avoir besoin de trop de temps pour traiter la viande.

À peine terminait-elle sa phrase qu’elle sortait déjà le fameux cristal de son sac et commençait à faire des passes au-dessus des morceaux encore étalés sur le bois. Avec de lents mouvements alternatifs serrés, elle parcourut lentement, mais systématiquement la totalité de la surface tapissée de viande. Dès qu’elle eut fini, elle rangea rapidement le cristal, puis se précipita sur le morceau le plus proche d’elle, donnant ainsi le signal à ses compagnons. Ceux-ci l’imitèrent sans tarder et les quatre mangèrent en silence, le temps pour chacun d’eux d’engloutir une poignée de tranches. Il ne leur en resta alors plus que pour deux autres repas aussi copieux, s’ils ne mouraient pas empoisonnés avant.

L’effet visible du repas fut de les plonger dans un profond sommeil qui dura un temps anormalement long, approximativement le double du temps habituel. Néanmoins, inexplicablement, le navire poursuivit sa route comme s’ils continuaient tous à s’accorder consciemment sur la poursuite du voyage et sur son objectif géographique, une plage portuaire quelque part sur le continent Sud, un lieu qu’ils n’avaient encore jamais vu. L’océan était plus agité, mais les vagues qui dépassaient maintenant la hauteur d’un Vélien ne semblaient pas freiner le glissement, comme si le radeau ne flottait pas directement sur l’eau, mais s’appuyait sur l’air lui-même. Alors même que quelques oiseaux et d’autres animaux volants commençaient à apparaître dans le ciel au voisinage de l’horizon, annonçant la probable proximité du continent visé, les quatre compagnons n’en percevaient rien. Ils dormaient autant que de jeunes Véliens tout juste sortis de l’œuf.

Les compagnons endormis, plongés dans des rêves spécifiques, ignoraient que leur état valait considérablement mieux que la mort par empoisonnement qui serait survenue en absence de la démarche de la cristallière. La viande de cet étrange animal était fatale à un grand nombre d’espèces, et la couleur particulière de son sang aurait dû les alerter. Heureusement, l’action du cristal avait permis d’en retirer la partie létale, mais il restait de nombreuses molécules dont la digestion laborieuse demandait la mobilisation presque totale de leur énergie vitale et physique, d’où le sommeil indispensable pour ralentir les fonctions biologiques. Ils auraient peut-être pu obtenir le même résultat par une méditation profonde et poussée, mais ils furent pris au dépourvu. De cet épisode, ils ne garderaient heureusement guère de traces et éviteraient dorénavant de toucher la viande de cet animal. À leur réveil, ce qu’il restait fut jeté par-dessus bord. Quelque chose dans leur rêve, puis dans leur état vaseux à peine réveillé leur avait fait comprendre son caractère nocif. Ils se sentaient lourds, presque inertes. Leur long sommeil ne paraissait pas les avoir rechargés en énergie. Si l’eau contenue dans la viande de l’étrange animal leur donnait un sursis vital, la chair elle-même ne semblait pas avoir apporté grand-chose de réellement nutritif. Ils ne recommanderaient à personne de s’en nourrir, bien au contraire !

Le continent devait heureusement être plus proche, car le nombre d’animaux marins et aériens aperçus augmentait sensiblement et régulièrement. Ils en connaissaient certains, mais la plupart leur étaient inconnus. La planète regorgeait de vie. Et en raison de sa vaste taille, des millions d’espèces différentes cohabitaient, certaines restreintes à un territoire limité et d’autres répandues sur toutes les mers ou sur tous les continents, selon le cas. Cependant, les quatre compagnons n’y étaient pas encore vraiment attentifs — leur esprit était trop embrumé, leur conscience à peine présente, comme en semi-sommeil.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 28)