Le Tétralogue — Roman — Chapitre 20

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 7
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 8
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 9
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 10
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 11
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Le Tétralogue — Roman — Chapitre 17
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 18
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 19]

Par Joseph Stroberg

​20 — Blessures

Alors qu’il leur restait encore deux jours de marche pour sortir de la forêt massive des plaines de l’Ouest, les quatre compagnons commencèrent à croiser divers animaux qui retournaient manifestement vers leur territoire d’origine. Ces derniers semblaient énervés, marchant ou courant de manière le plus souvent erratique. Lorsqu’ils se rapprochaient trop près les uns des autres, ils se lançaient brusquement des coups de patte, de queue, de corne ou de gueule, selon leur morphologie et leur humeur. Mieux valait aux Véliens d’éviter au moins les plus gros et les plus dangereux.

Cependant, la densité animale tendait à devenir dangereusement importante, au point qu’il était de plus en plus difficile aux humanoïdes de s’en cacher. Au détour d’un arbre géant, ceux-ci se retrouvèrent ainsi presque nez à nez avec un monstrueux prédateur qui les dépassait de plusieurs pas de hauteur. Tulvarn plongea au sol sur le côté pour éviter de se faire écraser sous une énorme patte griffue. Reevirn tira une flèche qui ne fit que rebondir sur une peau écaillée manifestement bien trop dure. Gnomil sortit prestement sa dague, mais n’eut pas le temps de s’en servir. Il fut happé par la gueule du monstre. Celle-ci se referma en un claquement sinistre sur les jambes de l’infortuné, broyant au passage des os un peu trop fragiles. Le reste du corps resta prisonnier de la mâchoire. Jiliern, qui se tenait légèrement en retrait, assista horrifiée au drame. Après quelques instants de stupeur, elle tenta de sortir un cristal hypnotique, alors que le moine tirait son sabre et s’approchait du carnivore. Mais elle ne dut qu’à un réflexe désespéré de ne pas être embrochée par deux griffes acérées. Pendant ce temps, Tulvarn parvint néanmoins à porter un coup déterminant qui entailla presque entièrement l’une des pattes du monstre. Celui-ci poussa un puissant rugissement avant de s’enfuir en boitant, relâchant le voleur inconscient qui pissait le sang.

Jiliern était livide, au bord de l’évanouissement. La vision du voleur ainsi mutilée lui paraissait insupportable. Voyant cela, Tulvarn s’en approcha et vint la soutenir tout en faisant signe à Reevirn de s’approcher du blessé. Le chasseur s’empressa de déchirer un large pan de son vêtement pour tenter de colmater au mieux les plaies béantes par lesquelles le sang continuait à se déverser à flots. La cristallière se ressaisit comme elle put, faisant appel à toute sa volonté. Ce n’était pas le moment de flancher. Leur ami était au bord de la mort. Elle se précipita sur ses cristaux pour en ressortir un capable en quelque sorte de geler le sang. Rapidement, elle exécuta quelques passes très près des horribles blessures couvertes de linge pour stopper la grave hémorragie. Le sang sembla progressivement se gélifier, empêchant le voleur de s’en vider complètement. Les blessures de ce dernier étaient graves et sales. Il avait malheureusement perdu la moitié de son sang. Mais au moins, le plus urgent était accompli. Il restait maintenant le plus délicat et le plus long : remettre Gnomil en état. Pour cela, elle allait avoir besoin de l’aide de ses deux autres compagnons : l’un pour l’assister et l’autre pour les protéger.

Pendant que le chasseur s’occupait d’aller chercher toute l’eau qu’ils avaient en réserve, le moine commença à monter la garde, attentif au moindre nouveau danger potentiel. Il devait écarter par des cris et des gestes agressifs tous les animaux qui s’approchaient de trop près. Il lui faudrait cette fois éviter de penser à autre chose. Il ne pouvait pas se permettre une nouvelle étourderie. Dans leur situation, celle-ci pouvait être fatale. Il suffisait d’un seul animal trop dangereux et agressif pour ne leur laisser aucune chance.

Reevirn revint chargé d’eau auprès de Jiliern et l’aida à nettoyer les vilaines plaies de Gnomil. La cristallière sortit ensuite un autre cristal, celui de teclonite qui l’aidait à cicatriser les blessures. Elle passa la fin du quartier à cette délicate opération. Le voleur était toujours inconscient et ceci lui facilitait quelque peu la tâche. Cependant, quand elle aurait ensuite trouvé un moyen de fabriquer des atèles pour les jambes du voleur, il lui faudrait rapidement le réveiller pour qu’il mange des baies sitjiennes. Son teint avait viré au bleu sombre, signifiant qu’il se trouvait probablement à un poil de la mort. Pour gagner du temps, elle envoya Reevirn chercher de solides branches avec la dague de Gnomil, pendant que le moine maintenait les animaux à distance. Afin d’éviter un autre drame, Tulvarn lui donna son bouclier intégral portatif et l’activa, gardant le boîtier de commande avec lui. Le chasseur aurait trop à faire pour trouver des branches suffisamment fines, dures et accessibles sans s’occuper des prédateurs et autres monstres. Avec le bouclier sur lui, il serait protégé des mâchoires, griffes et autres instruments de mort.

Jiliern utilisa la presque totalité du quartier suivant de la journée à régénérer au mieux le corps de leur compagnon blessé, en attendant qu’il revienne à lui. Après le retour de Reevirn, avec l’aide du moine, elle confectionna des atèles puis les plaça sur les jambes du voleur du mieux qu’elle put. Enfin, les trois rescapés mangèrent à tour de rôle pendant que l’un d’entre eux gardait un œil sur Gnomil et le troisième, revêtu à son tour du bouclier maintenait les animaux à distance. Ce faisant, l’énergie de ce dernier s’épuisait progressivement au point qu’il ne restait maintenant que la moitié de la réserve et que celle-ci serait vide avant le soir. Eux-mêmes commençaient à ressentir la fatigue et devraient bientôt s’allonger pour dormir, cette fois sans abri. L’atmosphère n’était pas aux réjouissances. Les trois compagnons se montraient taciturnes et moroses. Difficilement concentrés sur ce qu’ils faisaient, ils ne sentaient même plus les odeurs de la forêt ni la caresse du vent léger qui circulait entre les arbres. Leur aventure s’engageait bien mal. Ils n’avaient toujours pas le moindre indice sur l’emplacement du Tétralogue ou du tombeau du Saint-homme, mais déjà plusieurs déconvenues et un blessé grave. Et ceci, sans compter que Reevirn aurait même pu ne pas être du groupe, s’ils n’étaient pas parvenus à le sauver.

Juste avant la nuit, Gnomil reprit conscience et lâcha aussitôt un grand cri. Le souvenir de son passage par la gueule du géant carnivore était tout frais dans son esprit et il ressentait une terrible douleur autour de ses os broyés. Il valait d’ailleurs mieux qu’il ignore avoir plus d’une vingtaine de vilaines fractures. Le traitement de la cristallière ne pouvait reconstituer aussi vite les tissus osseux lésés. Néanmoins, elle utilisa son cristal hypnotique sur le voleur pour diminuer sa douleur au point de la rendre supportable et atténuer son traumatisme psychique. Au sortir de l’hypnose, il se sentit nettement mieux qu’avant :

— Ouf ! C’est nettement plus supportable maintenant. Merci noble dame !

— Allons donc ! Ne pourrais-tu pas m’appeler simplement Jiliern ?

— Non, noble dame. Cela m’était déjà difficile avant, car notamment vous ne m’avez pas livré à la horde sauvage ni aux assassins, mais maintenant je vous dois la vie et ça m’est désormais impossible.

— Eh bien, j’imagine alors que je n’ai pas le choix et qu’il va me falloir supporter cette appellation. Mais nos deux présents compagnons ont aussi leur part dans ta survie et je ne mérite pas plus qu’eux.

— Oh ! mais je ne les appellerai pas autrement que sieurs Tulvarn et Reevirn. Vous me faites trop d’honneur de m’avoir accepté. Un voleur tel que moi ne le méritait certainement pas. Toute ma vie, j’ai volé, menti et triché, croyant que cela était une bonne manière que de mener ma vie. À force de vous côtoyer, j’en viens à en éprouver une honte de plus en plus profonde. Et cette blessure n’est probablement qu’une partie de ce que je mérite. Vous pouvez remarquer que ce n’est pas tombé sur l’un d’entre vous.

— Pour ce qui est des blessures, notre ami Reevirn a pourtant connu son tour, ayant été au bord de la mort lorsque nous l’avons découvert, et moi-même j’ai été grièvement blessée il n’y a pas si longtemps, devant mon salut à notre ami Tulvarn. Méritions-nous aussi nos blessures ? Je ne sais pas pour Reevirn, mais je ne sais pas trop en quoi ma vie de cristallière mériterait tant que ça ce genre de punition. Et de la part de qui ? Du Grand Satchan ? Crois-tu vraiment que c’est si simple ?

— Je ne sais pas pour vous. Je ne sais pas ce que vous avez vécu auparavant. Pourtant, je sens que dans mon cas, il s’agit d’un rétablissement ou d’une réparation. Quelque chose comme ça. J’ai dû faire beaucoup de mal autour de moi, et je viens donc logiquement d’en payer le prix.

— Mais tu n’étais même pas conscient de mal faire, lorsque tu as croisé notre chemin. Comment alors pourrait-il être justifié de te faire payer pour des choix guidés d’une certaine manière par l’inconscience ? D’ailleurs, le moine et moi-même ne t’avons pas puni. Au contraire, nous t’avons offert de te joindre à nous !

— Oui, c’est vrai. Mais je ne comprends pas votre geste. Ça ne me paraît toujours pas logique. Et qui peut dire que je n’étais pas conscient ? Seulement moi-même, sans aucun doute ! Et si je m’examine, si je me remémore ce que j’ai fait quand je volais, trichais, mentais…, eh bien, je me rends compte que justement je n’écoutais pas la voix de ma conscience, cette petite voix timide en moi qui me signalait que ce que je faisais n’était pas correct, n’était pas juste… Elle était timide, presque inaudible, parce que je l’étouffais, parce que je ne voulais pas l’entendre. Mon cœur ne pouvait saigner, parce que je l’endurcissais, je le transformais en pierre, comme ces cailloux que j’utilisais parfois pour briser ce qui faisait obstacle aux trésors convoités. J’ai honte, profondément honte ! Mais je remercie le Grand Satchan pour sa justice et pour l’instrument qu’il a choisi à cette fin !

— Eh bien, encore un peu et tu vas virer moine, ne put que répliquer la cristallière, légèrement déconcertée.

— Hum ! Je crois que je peux comprendre ce qu’il raconte, intervint Tulvarn. Maître Nignel évoquait parfois ce qu’il appelait la loi immanente de l’équilibre. Il disait que l’univers est ordonné, mais que les choix désordonnés des êtres conscients, à cause de leur liberté d’agir dans un sens plutôt que dans un autre, pourraient conduire au chaos. S’ils agissaient tous sans tenir compte de cet ordre cosmique et de ses lois, chacun dans sa direction particulière sans tenir compte des conséquences, ils produiraient un désordre tel qu’il pourrait détruire les fondements mêmes du cosmos et amener sa ruine. De moins, ceci s’il n’existait pas cette loi d’équilibre.

— Qu’est-ce que cette loi ? demanda le chasseur, avide de combler les lacunes de sa mémoire renaissante.

— Maître Nignel expliquait qu’elle permettait de rééquilibrer l’univers, malgré les milliards de milliards d’actions antagonistes et irresponsables des êtres insuffisamment conscients. Elle le faisait en leur offrant de vivre plus tard les conséquences de leurs choix. Ainsi, quand ils vivent dans leur chair ces conséquences, ils finissent un jour par réaliser pleinement la portée de leurs actions. Prenons l’exemple d’un tyran qui emprisonne ou empoisonne ses opposants et adversaires réels ou potentiels. Il le fait sans la moindre idée de justice et de justesse, mais seulement par désir de supprimer ce qui fait obstacle au maintien de sa position privilégiée. Eh bien, un jour, plus tard, la plupart du temps dans une vie suivante, sa conscience se retrouve dans une nouvelle circonstance, souvent bien différente, souvent dans un nouveau corps, avec une personnalité qui peut être radicalement différente. Là, il va être amené à subir un empoisonnement qui pourra le laisser handicapé ou très affaibli, ou bien un emprisonnement qu’il trouvera particulièrement injuste, de la part d’un tyran ou de toute personne qu’il trouvera tyrannique dans sa manière d’agir.

— Mais quel intérêt, intervint le voleur, si nous ne nous souvenons pas de ce que nous avons fait auparavant ?

— La conscience, cette petite voix intérieure que tu évoquais, elle, elle le sait. Il s’agit de ce que l’on nomme communément « l’âme ». C’est elle qui survit à la mort et garde en mémoire l’essentiel de nos choix et actions qui en découlent. Et tant que nous ne sommes pas pleinement capables de choisir en conscience dans le sens de l’ordre et des lois cosmiques, tant qu’au contraire nos actions sont encore trop souvent guidées par l’irresponsabilité et l’égoïsme, eh bien cette conscience se réincarne en vertu de la loi d’équilibre. Elle cesse de s’incarner lorsqu’elle intègre en elle-même le principe d’équilibre, la mesure des conséquences des choix et la sagesse d’agir en fonction de cette mesure. Du moins, c’est ce que mentionnait mon Maître. Mais je ne suis pas sûr d’en comprendre ni percevoir correctement la portée et les implications. Et puis, il reste la possibilité que cette perception des choses soit plus ou moins complètement erronée. Le Livre rapporte d’autres systèmes de croyances tels qu’ils existent sur différentes planètes. Il y en a des millions et ce dont parlait le vénérable Nignel n’est que l’un d’eux, même s’il fait partie des plus communs.

— Et surtout, ça ne m’éclaire pas vraiment sur la cause de ma propre blessure, intervint Jiliern.

— Celle-ci pourrait-elle être d’un autre ordre qu’un genre de rééquilibrage ? interrogea Reevirn.

— Lequel ?

— Permettre votre rencontre avec le moine ?

— Hum !… Ça mérite réflexion… Est-ce que certains accidents qui peuvent nous paraître négatifs auraient en réalité pour objectif de produire des effets positifs ? Je n’en sais rien, mais ça me trouble ce que tu soulèves. Dans un tel cas, est-ce que c’est l’âme qui provoque l’accident ? Le Grand Satchan lui-même ? Autre chose ? J’avoue que je n’ai cependant pas vraiment envie d’y réfléchir maintenant et que je préférerais que nous dormions. Je me sens trop fatiguée.

— D’accord pour dormir, approuva le voleur.

— Puisse le Grand Satchan vous retrouver demain en grande forme ! Je prends le premier tour de garde, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Sur cette conclusion, Tulvarn se plaça adossé à un arbre tout près de ses trois compagnons. Ceux-ci s’étaient allongés pêle-mêle sur l’herbage juste devant lui. La débandade animale avait cessé depuis quelque temps et les menaces seraient certainement moins fréquentes maintenant. Cependant, la vigilance restait de mise, car le ciel devenait de plus en plus sombre.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 21)