Le Monde qui nous attend

[Source de l’article traduit : Les Crises]

[Note de NM : La vision de Chris Hedges peut sembler très pessimiste, mais de nombreux éléments sont déjà présents et d’autres proches de se manifester. Cependant, rien dans la matière ne semble éternel, pas même un tel monde totalitaire. L’accouchement d’un Nouveau Monde souhaitable pour l’Humanité se fera-t-il sans douleur ?]

Le Monde qui nous attend. Par Chris Hedges

Auteur : Chris Hedges

Source : Truthdig, Chris Hedges, 28-01-2019

Mr Fish / Truthdig

Par Chris Hedges

28 janvier 2019

Les élites dirigeantes ne sont que trop conscientes du fait que les piliers du pouvoir américain sont en voie de pourrissement. Ils savent que la délocalisation de l’industrie des États-Unis et la paupérisation de plus de la moitié de la population sont irréversibles. Le « shutdown » [arrêt des activités gouvernementales] autodestructeur du gouvernement n’a été qu’une des nombreuses menaces contre l’efficacité de l’administration de l’État. La dégradation des routes, des ponts et du transport public compliquent le commerce et les communications. Grâce aux réductions massives de l’impôt sur les sociétés consenties par l’administration Trump, le déficit de l’État explose, atteignant maintenant près d’un milliard de dollars et ne pourra pas être résorbé. La captation du système financier par les spéculateurs mondiaux entraîne, tôt ou tard, un nouvel effondrement financier. Le dysfonctionnement des institutions démocratiques, qui vomissent des escrocs comme Donald Trump et considèrent comme solutions de rechange des politiciens ineptes inféodés à des multinationales comme Joe Biden et Nancy Pelosi, scelle dans la pierre une nouvelle forme d’autoritarisme. L’érosion des piliers de l’État, y compris du corps diplomatique et des agences de régulation, fait de la force armée brutale la seule réponse aux conflits extérieurs et attise des guerres interminables et stériles.

La décadence interne est tout aussi inquiétante que le pourrissement
visible. Il y a au sein de toutes les classes sociales une perte de
confiance dans le gouvernement, une frustration généralisée, un
sentiment de marasme et de traquenard, une certaine amertume face aux
promesses non tenues et aux espoirs déçus, et une telle fusion entre
réalité et fiction que les discours tant publics que politiques ne sont
plus ancrés dans la réalité. La mystique indispensable au pouvoir a été
pulvérisée d’une part par l’isolement de la nation par ses alliés
traditionnels et d’autre part par son incapacité à formuler des
politiques rationnelles et à long terme, en particulier face à la
catastrophe environnementale. « Une société devient totalitaire lorsque
sa structure devient manifestement artificielle », a écrit George
Orwell. « Ce qui veut dire quand sa classe dirigeante ne tient plus son
rôle, mais ne réussit à s’accrocher au pouvoir que par la force ou la
fraude ». Nos élites ont épuisé la fraude. Il ne leur reste que la
force.

Les États-Unis sont comme un animal blessé qui rugit et se débat dans son agonie. La bête peut encore causer de terribles dommages, mais elle ne guérira pas. Ce sont les derniers jours d’agonie de l’Empire Américain. Le coup fatal sera porté quand le dollar ne sera plus la monnaie de réserve mondiale, processus déjà en cours. Le dollar va dégringoler, déclenchant une dépression sévère et conduisant à une exigence de retrait immédiat des forces armées à l’étranger.

Seth A. Klarman, qui dirige les fonds spéculatifs du Groupe Baupost, lequel gère environ 27 milliards de dollars, vient d’adresser à ses investisseurs une lettre de 22 pages qui donne à réfléchir. Il y fait remarquer que le ratio dette nationale/production intérieure brute de 2008 à 2017 a dépassé les 100 % et se rapproche de celui de la France, du Canada, de la Grande-Bretagne et de l’Espagne. Cette crise de la dette pourrait bien faire « germer » la prochaine crise financière, tel est son avertissement. Il dénonce la détérioration de la « cohésion sociale » dans le monde entier, et ajoute : « on ne peut pas continuer comme si de rien n’était au milieu de manifestations constantes, d’émeutes, de fermetures d’entreprises et de tensions sociales croissantes ».

« Il n’y a pas moyen de savoir quel est le seuil de la dette à ne pas
franchir, mais l’Amérique atteindra inévitablement un point d’inflexion
au-delà duquel le marché de la dette, devenu soudain sceptique,
refusera de continuer de prêter à des taux supportables », écrit-il. «
Quand une telle crise frappera, il sera probablement trop tard pour
remettre de l’ordre dans la maison ».

Les élites dirigeantes, inquiètes de l’effondrement financier
imminent, se bousculent pour renforcer des formes de contrôle juridiques
et économiques afin de contrecarrer ce qu’elles redoutent, c’est à dire
la généralisation de l’agitation sociale dont on peut voir les formes
naissantes dans les grèves des enseignants américains et dans les
manifestations des « gilets jaunes » en France.

Les élites au pouvoir reconnaissent que l’idéologie en vigueur du néolibéralisme a perdu de son crédit auprès de la sphère politique. Voilà qui oblige les élites à des alliances peu recommandables avec les néofascistes, qui aux États-Unis sont représentés par la droite Chrétienne. Ce fascisme christianisé comble rapidement le vide idéologique de Trump. Il est incarné par des personnalités telles que Mike Pence, Mike Pompeo, Brett Kavanaugh et Betsy DeVoss.

Dans sa forme la plus virulente, celle qui s’exprimera à partir du
moment où la crise économique sera déclarée, le fascisme Chrétien va
chercher à purger la société de celles et ceux qui sont qualifié.es de
déviants sociaux, notamment les immigrants, les musulmans, les artistes
et les intellectuels « humanistes laïques », les féministes, les
homosexuels, les amérindiens et les criminels – en grande partie pauvres
et de couleur – sur la foi d’une interprétation pervertie et hérétique
de la Bible. L’avortement sera illégal. La peine de mort sera requise
pour un large éventail de crimes. L’éducation sera dominée par une
vision suprémaciste blanche de l’histoire, l’endoctrinement,
l’enseignement du créationnisme ou « dessein divin ». Robert E. Lee,
Joseph McCarthy et Richard Nixon feront partie du panthéon des nouveaux
héros américains. L’État présentera la majorité blanche comme étant la
victime.

Comme toute forme de totalitarisme, ce fascisme chrétien se pare
d’une sorte de piété hypocrite, et promet un renouveau tant moral que
physique. La dégradation de la culture de masse, celle qui célèbre le
sadisme sexuel, la violence brutale et le dysfonctionnement individuel,
ses fléaux de dépendance aux opiacés, de suicide, de jeu et
d’alcoolisme, ainsi que le chaos social et le dysfonctionnement du
pouvoir, donneront de la crédibilité à la promesse des fascistes
chrétiens d’un retour à une pureté « chrétienne » .Toutes les libertés
civiles seront étouffées par le manteau de cette piété.

Inhérente à toute idéologie totalitaire se trouve une inquisition
permanente contre des groupes qui seraient clandestins et sinistres, et
qui sont tenus pour responsables du déclin du pays. Les théories du
complot, qui caractérisent déjà la vision du monde selon Trump, vont
proliférer. La rhétorique du pouvoir en place va ébranler la population,
passant de la défense de l’individualisme et des libertés personnelles à
l’appel à une soumission abjecte auprès de ceux qui se réclament de la
parole de la nation et de Dieu, du caractère sacré de la vie à la
défense de la peine de mort, de la violence policière et militaire sans
frein, de l’amour et la compassion à la peur de passer pour hérétique ou
traître. On glorifiera une hyper-masculinité grotesque. La violence
sera reconnue comme le mécanisme pour purifier du mal la société et le
Mal. On niera ou on déformera les faits. Les mensonges deviendront des
vérités. Le langage politique relèvera de la dissonance cognitive. Plus
le pays déclinera, plus la paranoïa et la folie collective se
répandront. Tous ces éléments sont déjà présents, sous diverses formes,
au sein de notre culture et de notre démocratie défaillante. Ils vont
s’affirmer à mesure que le pays périclite et que la peste totalitaire se
répand.

Comme dans tous les États en déliquescence, les oligarques en place
se retrancheront dans des enceintes fortifiées, dont un grand nombre est
déjà en préparation, où ils auront accès à des services de base, tels
que soins, éducation, eau, électricité, sécurité, services auxquels le
reste de la population n’aura pas accès. Le gouvernement central sera
réduit à sa plus simple expression – à savoir sécurité intérieure et
extérieure, et recouvrement des impôts. La vie de la plupart des
citoyens sera paralysée par une extrême pauvreté. Tous les services
essentiels autrefois assurés par l’État, qu’il s’agisse des services
publics ou des services de base de la police seront privatisés, et
auront un coût inaccessible aux personnes sans moyens. Les ordures
s’empileront dans les rues. La criminalité explosera. Le réseau
électrique et les systèmes d’alimentation en eau – décrépits, mal
entretenus et gérés par des entreprises – connaîtront de nombreux
épisodes de coupure.

Les media deviendront franchement orwelliens, débattant à l’infini
d’un avenir radieux et faisant comme si l’Amérique restait une
superpuissance. Aux vraies informations se substitueront des commérages
politiques – une déformation déjà bien avancée – tout en insistant sur
le fait que le pays est en phase de reprise économique ou sur le point
d’y entrer. Ils refuseront de s’attaquer à l’aggravation toujours
croissante des inégalités sociales, de la détérioration du milieu
politique et de l’environnement, et des débâcles militaires. Ils auront
pour rôle premier de maintenir l’illusion auprès d’un public atomisé,
rivé sur ses écrans, dont l’attention sera détournée de la déroute en
cours et ne verra dans la détresse générale qu’un malheur personnel. La
dissidence aura d’autant plus de mal à se faire entendre que les
critiques sont censurés et désignés comme responsable du déclin. Il y
aura une prolifération de groupes et de crimes haineux tacitement
autorisés et cautionnés par l’État. Les fusillades collectives seront
monnaie courante. Les plus faibles – particulièrement les enfants, les
femmes, les handicapés, les malades et les personnes âgées – seront
exploités, abandonnés ou maltraités. Les forts auront tous les pouvoirs.

Il y aura toujours moyen de se faire de l’argent. Les entreprises
vendront tout et n’importe quoi du moment qu’il y a profit – sécurité,
stocks alimentaires rares, combustibles fossiles, eau, électricité,
éducation, soins médicaux, transports – forçant les citoyens à
s’endetter de plus en plus jusqu’à ce que leurs maigres biens soient
saisis quand ils ne pourront pas rembourser. La population carcérale,
déjà la plus importante au monde, va encore augmenter, tout comme un
nombre croissant de citoyens devra porter un bracelet électronique 24
heures sur 24. Les grandes entreprises ne paieront pas d’impôt sur le
revenu, ou au mieux une taxe symbolique. Elles seront au-dessus des
lois, et pourront maltraiter et sous-payer les travailleurs tout comme
elles pourront polluer l’environnement sans contrôle ni contrainte.

A mesure que l’inégalité des revenus se creusera, les géants
financiers comme Jeff Bezos, qui pèse 140 milliards de dollars,
deviendront de de plus en plus des esclavagistes modernes. Ils
présideront des empires financiers, dont les employés appauvris vivront
dans des camping-cars et des caravanes délabrés tout en trimant 12
heures par jour dans de vastes entrepôts mal ventilés. Ces employés, qui
ne percevront que des gages de subsistance, seront constamment
enregistrés, surveillés et contrôlés par des appareils numériques. Ils
seront virés quand les conditions de travail pénalisantes auront affecté
leur santé. Pour de nombreux employés d’Amazon, le futur, c’est
maintenant.

Le travail sera une forme de servage pour tous excepté pour les
élites supérieures et les dirigeants. Jeffrey Pfeffer, dans son livre «
Dying for a Paycheck : How Modern Management Harms Employee Health and
Company Performance – and What We Can Do About It » (Mourir pour une
fiche de paie : comment la gouvernance actuelle altère la santé des
employés et les résultats de l’entreprise – et ce qu’on peut y faire),
cite un sondage dans lequel 61 % des employés déclarent que le stress au
travail les a rendus malades, et 7 % ont déclaré avoir dû être
hospitalisés en conséquence. Le stress du surmenage au travail,
écrit-il, peut causer 120 000 morts chaque année aux États-Unis. En
Chine, on estime qu’un million de personnes meurent chaque année de
surmenage.

Voilà le monde que nous préparent les élites : il s’agit de nous
dépouiller de nos libertés par la mise en place de mécanismes juridiques
et de forces de sécurité intérieure.

Nous aussi, nous devons commencer à nous préparer à cette dystopie
[Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire
organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le
bonheur. Une dystopie peut également être considérée, entre autres,
comme une utopie qui vire au cauchemar et conduit donc à une
contre-utopie], non seulement pour assurer notre survie, mais aussi pour
construire des mécanismes qui permettront de l’atténuer et essayer de
renverser le pouvoir totalitaire que nos élites espèrent exercer.
Alexander Hertzen, qui, il y a un siècle, expliquait à un groupe
anarchiste comment renverser le Tsar de Russie, et leur rappelait qu’il
était de leur devoir de ne pas sauver un système à l’agonie, mais de le
remplacer : « Nous pensons être les médecins, alors que nous sommes la
maladie ». Tout effort pour réformer le système américain est en fait
une capitulation. Aucun progressiste du Parti Démocrate ne va se lever,
prendre le contrôle du Parti et nous sauver. Il n’y a qu’un seul parti
au pouvoir, le parti des grandes entreprises. Il est possible qu’il
s’engage dans des guéguerres intestines et fratricides, comme il l’a
fait lors du récent shutdown du gouvernement. Il peut se chamailler
autour du pouvoir et des rapines qui l’accompagnent. Il peut s’habiller
d’un emballage de tolérance au sujet des femmes, des droits des LGBT et
de la dignité des personnes de couleur, mais il n’y a aucune divergence
sur les fondamentaux : la guerre, la sécurité intérieure, et la
domination des grandes entreprises.

Il nous faut entrer dans la désobéissance civile organisée et nous
engager dans des formes de non-coopération afin d’affaiblir le pouvoir
de ces grandes entreprises. Nous devons avoir recours, comme en France, à
une instabilité sociale généralisée et dans la durée pour contrer le
dessein de nos grands patrons. Nous devons nous libérer de notre
dépendance aux grandes entreprises afin de bâtir des communautés
solidaires indépendantes et des formes de pouvoir alternatives. Nous
serons d’autant plus libres que notre besoin des grandes entreprises
diminue. Cela sera vrai dans tous les aspects de notre vie, y compris la
production alimentaire, l’éducation, le journalisme, l’expression
artistique et le travail. La vie devra être communautaire, car personne,
à moins de faire partie de l’élite au pouvoir, n’aura les ressources
nécessaires pour survivre seul.

Plus longtemps nous prétendrons que ce monde dystopique n’est pas
près d’arriver, plus nous serons pris au dépourvu et désemparés quand il
sera là. L’objectif de l’élite au pouvoir est de divertir, de nous
effrayer et de nous rendre passifs pendant qu’ils construisent leurs
structures draconiennes d’oppression ancrées dans cette sombre réalité.
C’est à nous qu’il revient de mesurer nos pouvoirs. Le nôtre, contre le
leur. Et même si nous ne pouvons pas changer le fond des choses, nous
pouvons au moins créer des enclaves autonomes dans lesquelles nous
pourrons approcher la liberté. C’est à nous d’entretenir les braises
ardentes d’un monde basé sur l’entraide, plutôt que sur l’exploitation
réciproque. Et étant donné ce qui nous attend, c’est cela qui sera une
victoire.

Source : Truthdig, Chris Hedges, 28-01-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.