La Chine et la Russie lancent une « économie mondiale de la résistance ».

[Source : Le Saker Francophone]

Par Alastair Crooke – Source [anglaise] Strategic Culture

L’Art de la guerre de Sun Tzu (vers 500 avant J.-C.) conseille : « Se prémunir contre la défaite est entre nos mains ; mais l’occasion de vaincre l’ennemi est fournie par l’ennemi lui-même… C’est pourquoi le combattant intelligent impose sa volonté et ne permet pas que la volonté de l’ennemi lui soit imposée ».

Telle est l’essence de la résistance chinoise – une stratégie qui a été pleinement dévoilée à la suite des pourparlers d’Anchorage ; des pourparlers qui ont fait taire toute personne qui, à Pékin, pensait encore que les États Unis trouverait un modus vivendi avec Pékin dans sa quête effrénée de primauté sur la Chine.

Même si c’était déjà visible auparavant, ce n’est qu’aujourd’hui, après Anchorage, que l’on voit la Chine se permettre de répondre durement et que les États-Unis ont la ferme intention de bloquer l’ascension de la Chine.

Si l’on suppose que cette initiative de « résistance » se résume à une sorte de « coup de poing » contre Washington – en sapant les ambitions iraniennes de Biden, pour se venger de l’Amérique qui crie haut et fort aux « crimes de guerre » (« génocide » au Xinjiang) -, on passe totalement à côté de son importance. La portée du pacte avec l’Iran dépasse de loin le commerce et l’investissement, comme l’a souligné un commentateur des médias d’État chinois : « En l’état actuel des choses, cet accord (le pacte avec l’Iran) va totalement bouleverser le paysage géopolitique dominant dans la région ouest-asiatique, soumise depuis si longtemps à l’hégémonie des États-Unis ».

Voici donc l’essence de la formule « un combattant intelligent cherche à imposer sa volonté » : la Chine, la Russie ou l’Iran n’ont pas besoin d’entrer en guerre pour y parvenir ; ils se contentent « d’appliquer cela ». Ils vont le faire – tout simplement. Ils n’ont pas besoin d’une révolution pour le faire, et ils n’ont aucun intérêt à combattre l’Amérique.

Qu’est-ce donc que ce « cela » ? Il ne s’agit pas seulement d’un pacte de commerce et d’investissement avec Téhéran, ni d’une simple entraide entre alliés. La « résistance » réside précisément dans la manière dont ils essaient de s’entraider. Il s’agit d’un mode de développement économique. Il représente la notion selon laquelle toute ressource génératrice de rente – monopoles bancaires, fonciers, ressources naturelles et infrastructures naturelles – devrait appartenir au domaine public afin de répondre aux besoins fondamentaux de tous – gratuitement.

L’alternative consiste simplement à privatiser ces « biens publics » (comme en Occident), où ils sont fournis à un coût maximal financiarisé – y compris des taux d’intérêt, des dividendes, des frais de gestion et des manipulations pour optimiser le gain financier.

« Cela » veut alors dire une approche économique véritablement différente. Pour donner un exemple : L’extension du métro de la Deuxième Avenue à New York a coûté 6 milliards de dollars, soit 2 milliards de dollars par mile – le transport urbain de masse le plus cher jamais construit. Le coût moyen des lignes de métro souterraines en dehors des États-Unis est de 350 millions de dollars par mile, soit un sixième du coût de celui de New York.

En quoi ce « cela » change-t-il tout ? L’élément le plus important du budget d’une personne est aujourd’hui le logement, à hauteur de 40 % du budget, ce qui reflète simplement le prix élevé des maisons, basé sur un marché alimenté par la dette. Imaginez que cette proportion soit plutôt de 10 % (comme en Chine). Supposons également que l’enseignement public soit peu coûteux. Dans ce cas, vous êtes débarrassé de la dette liée à l’éducation et de ses intérêts. Supposons que vous ayez des soins de santé publics et des infrastructures de transport à bas prix. Vous aurez alors la capacité de dépenser. Vous deviendrez une économie à faible coût et, par conséquent, vous connaîtrez la croissance.

Un autre exemple : Le coût de l’embauche de personnel de R&D en Chine représente un tiers ou la moitié du coût comparable aux États-Unis, de sorte que les dépenses technologiques de la Chine sont plus proches de 1 000 milliards de dollars par an (en termes de parité de pouvoir d’achat), alors que les États-Unis ne consacrent que 0,6 % de leur PIB, soit environ 130 milliards de dollars, à la R&D fédérale.

À un certain niveau, « cela » est donc un défi stratégique pour l’écosystème occidental. Dans un coin du ring, les économies stagnantes de l’Europe et de l’UE, hyper-financiarisées et axées sur la dette, dans lesquelles l’orientation stratégique et les « gagnants et perdants » économiques sont déterminés par les grands oligarques, et dans lesquelles les 60% luttent et les 0,1% prospèrent. Dans l’autre coin du ring, une économie très mixte dans laquelle le Parti fixe un cap stratégique pour les entreprises d’État, tandis que d’autres sont encouragés à innover et à faire preuve d’esprit d’entreprise dans le moule d’une économie dirigée par l’État (quoique avec des caractéristiques taoïstes et confucéennes).

Socialisme contre capitalisme ? Non, il y a longtemps que les États-Unis ne sont plus une économie capitaliste ; c’est à peine encore une économie de marché aujourd’hui. C’est devenu, de plus en plus, une économie rentière, depuis qu’elle a quitté l’étalon-or (en 1971). Cette sortie forcée des États-Unis de la « fenêtre de l’or » leur a permis, grâce à la demande mondiale de titres de créance américains (obligations du Trésor), de se financer gratuitement (à partir de l’excédent économique mondial). Le Consensus de Washington garantissait en outre que les afflux de dollars à Wall Street, en provenance du monde entier, ne seraient jamais soumis à des contrôles de capitaux, et que les États ne pourraient pas utiliser leur propre monnaie, mais devraient emprunter en dollars à la Banque mondiale et au FMI.

Et cela signifiait essentiellement emprunter au Pentagone et au Département d’État en dollars américains, qui étaient en fin de compte les « exécutants » du système, comme le note le professeur Hudson. L’évolution du système financier américain vers une entité qui privilégie les actifs « réels », tels que les hypothèques et les biens immobiliers qui offrent un certain « loyer », plutôt que d’investir directement dans des entreprises spéculatives, signifie également que les jubilés de la dette sont interdits. (Les Grecs peuvent raconter l’expérience de ce que cela implique, dans les moindres détails).

Le fait est que, sur le plan économique, la sphère hyper-financiarisée des États-Unis se rétrécit rapidement, car la Chine, la Russie et une grande partie de l’« île mondiale » se tournent vers les échanges dans leur propre monnaie (et n’achètent plus de bons du Trésor américain). Dans une « guerre » entre systèmes économiques, l’Amérique commence donc du mauvais pied.

Il y a un siècle, Halford Mackinder affirmait que le contrôle du « Heartland », zone qui s’étend de la Volga au Yangtze, permettrait de contrôler « l’île du monde », terme qu’il utilisait pour désigner l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Plus d’un siècle plus tard, la théorie de Mackinder résonne alors que les deux principales nations à l’origine de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) la transforment en un système d’interrelations reliant un bout de l’Eurasie à l’autre. Ce n’est pas si nouveau, bien sûr. Il s’agit simplement de la renaissance de l’ancienne économie basée sur le commerce du cœur de l’Eurasie, qui s’était finalement effondrée au 17e siècle.

Alastair Macleod note que les commentateurs ne parviennent généralement pas à comprendre « pourquoi » cet essor en Asie occidentale : « Ce n’est pas dû à la supériorité militaire, mais à la simple économie. Alors que l’économie américaine souffre d’un résultat inflationniste post-blocage et d’une crise existentielle pour le dollar – l’économie chinoise va connaître un boom grâce à l’augmentation de la consommation intérieure … et à l’augmentation des exportations, conséquence de la stimulation de la demande des consommateurs par l’Amérique [grâce au plan de relance économique de Biden, d’une valeur de 1900 milliards, NdT] et de l’explosion du déficit budgétaire ».

Voilà, explicitement dit, l’argument de Sun Tzu ! « L’opportunité de vaincre l’ennemi est fournie par l’ennemi lui-même ». Il y a à Washington (et dans une certaine mesure en Europe aussi), une faction qui entretient un désir émotionnel pathologique de guerre contre la Russie, provenant en grande partie de la conviction que les Tsars (et plus tard Staline), étaient antisémites. Leur émotion est celle de la haine et de la colère, et pourtant ce sont eux qui sont en grande partie responsables du rapprochement entre la Russie et la Chine. Cette situation, ainsi que la propension de l’Amérique à sanctionner le monde, a donné leur chance à la Chine et à la Russie.

L’idée sous-jacente est toutefois que, même pour l’UE, la périphérie du Rimland est moins importante que l’île-monde de Mackinder. Il fut un temps où la primauté britannique, puis américaine, l’emportait sur son importance, mais ce n’est peut-être plus le cas. Ce qui se passe ici est le plus grand défi jamais lancé à la puissance économique et à la suprématie technologique américaines.
Pourtant, cette Realpolitik économique n’est que la moitié de l’histoire du lancement par la Chine et la Russie d’une « économie mondiale de résistance ». Elle a également un cadre géopolitique parallèle.

C’est à ce dernier aspect, très probablement, que le responsable chinois faisait référence lorsqu’il a déclaré que l’accord avec l’Iran « bouleverserait totalement le paysage géopolitique dominant dans la région de l’Asie occidentale qui a si longtemps été soumise à l’hégémonie des États-Unis ». Notez qu’il n’a pas dit que l’accord bouleverserait les relations de l’Iran avec les États-Unis ou l’Europe, mais l’ensemble de la région. Il a également laissé entendre que les initiatives de la Chine libéreraient l’Asie occidentale de l’hégémonie américaine. Comment cela ?

Dans une interview accordée la semaine dernière, le ministre des affaires étrangères Wang Yi a exposé l’approche de Pékin vis-à-vis de la région de l’Asie occidentale :

Le Moyen-Orient a été un haut lieu de brillantes civilisations dans l’histoire de l’humanité. Pourtant, en raison de conflits et de troubles prolongés dans l’histoire plus récente, la région a sombré dans une dépression sécuritaire… Pour que la région sorte du chaos et jouisse de la stabilité, elle doit s’affranchir de l’ombre de la rivalité géopolitique des grandes puissances et explorer indépendamment des voies de développement adaptées à ses réalités régionales. Elle doit rester imperméable aux pressions et aux ingérences extérieures et suivre une approche inclusive et réconciliatrice pour construire une architecture de sécurité qui tienne compte des préoccupations légitimes de toutes les parties … Dans ce contexte, la Chine souhaite proposer une initiative en cinq points pour assurer la sécurité et la stabilité au Moyen-Orient :

Premièrement, prôner le respect mutuel … Les deux parties doivent respecter la norme internationale de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres … il est particulièrement important que la Chine et les États arabes fassent front commun contre la calomnie, la diffamation, l’ingérence et la pression au nom des droits de l’homme … [l’UE devrait prendre note].

Deuxièmement, défendre l’équité et la justice, s’opposer à l’unilatéralisme et défendre la justice internationale… La Chine encouragera le Conseil de sécurité à délibérer pleinement sur la question de la Palestine afin de réaffirmer la solution à deux États… Nous devons défendre le système international centré sur les Nations unies, ainsi que l’ordre international fondé sur le droit international, et promouvoir conjointement un nouveau type de relations internationales. Nous devrions partager notre expérience en matière de gouvernance … et nous opposer à l’arrogance et aux préjugés.

Troisièmement, la non-prolifération … Les parties doivent … discuter et formuler une feuille de route et un calendrier pour que les États-Unis et l’Iran recommencent à respecter le JCPOA. Il est urgent que les États-Unis prennent des mesures substantielles pour lever leurs sanctions unilatérales à l’encontre de l’Iran, ainsi que leur juridiction de longue durée sur des tiers, et que l’Iran reprenne le respect réciproque de ses engagements nucléaires. Dans le même temps, la communauté internationale devrait soutenir les efforts des pays de la région en vue d’établir au Moyen-Orient une zone exempte d’armes nucléaires et d’autres armes de destruction massive. [Y compris et surtout Israël, NdT]

Quatrièmement, favoriser conjointement la sécurité collective… Nous proposons d’organiser en Chine une conférence de dialogue multilatéral pour la sécurité régionale dans le Golfe (Persique)….

Et cinquièmement, accélérer la coopération pour le développement… ».

Eh bien, la Chine fait une entrée spectaculaire au Moyen-Orient, et défie les États-Unis avec un programme de résistance. Le ministre des affaires étrangères, Wang, lorsqu’il a rencontré Ali Larijani, conseiller spécial du guide suprême Khamenei, a tout formulé en une seule phrase : « L’Iran décide en toute indépendance de ses relations avec les autres pays, et n’est pas comme certains pays qui changent de position en un coup de fil ». Ce commentaire résume à lui seul la nouvelle éthique du « guerrier loup » : les États doivent conserver leur autonomie et leur souveraineté. La Chine prône un multilatéralisme souverainiste pour secouer « le joug occidental ».

Wang n’a pas limité ce message politique à l’Iran. Il venait de tenir les mêmes propos en Arabie saoudite, avant d’arriver à Téhéran. Il a été bien accueilli à Riyadh. En termes de développement économique, la Chine avait auparavant associé la Turquie et le Pakistan au plan du « corridor » – et maintenant l’Iran.

Comment les États-Unis vont-ils réagir ? Ils vont ignorer le message d’Anchorage. Ils vont probablement poursuivre leurs efforts. Ils testent déjà la Chine à propos de Taïwan et préparent une escalade en Ukraine, pour provoquer la Russie.

Pour l’UE, l’entrée de la Chine dans la politique mondiale est plus problématique. Elle tentait de tirer parti de sa propre « autonomie stratégique » en érigeant les valeurs européennes en porte d’entrée de son marché et de son partenariat commercial. En réalité, la Chine dit au monde de rejeter toute imposition hégémonique de valeurs et de droits étrangers.

L’UE est coincée au milieu. Contrairement aux États-Unis, elle n’est pas en mesure d’imprimer l’argent qui lui permettrait de relancer son économie contaminée par le virus. Elle a désespérément besoin de commerce et d’investissement. Or, son principal partenaire commercial, et sa source de technologie, vient de lui dire (comme elle l’a dit aux États-Unis) d’abandonner son discours moralisateur. Dans le même temps, le « partenaire sécuritaire » de l’Europe vient d’exiger le contraire : que l’UE le renforce. Que peut-elle faire ? sinon s’asseoir et observer… (en croisant les doigts pour que personne ne fasse quelque chose d’extrêmement stupide).

Alastair Crooke

Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone