Hier, j’ai surpris France Télécom semant des graines de suicide (nouvelle publication).

[Source : Le Grand Soir]

Auteur : Maxime VIVAS

Suicides à France Télécom : « Je n’y peux rien », déclare l’ex-PDG Didier Lombard, enfin (7 mai 2019) devant un tribunal.
En septembre 2009, il avait parlé de « mode du suicide » à France Télécom.
Il est poursuivi (dix ans après !) pour « harcèlement moral ». 167
personnes se sont constituées partie civile. Parmi elles, des familles
de télécommunicants ayant mis fin à leurs jours.

En octobre 2009,
j’avais écrit sur Le Grand Soir un article sur cette affaire. Je
connaissais bien le sujet, j’avais été ergonome à France Télécom et
j’avais vu monter les drames.
Je remets ici l’article. Il explique ce que Didier Lombard, ex-patron de France télécom ne voudra pas dire.
Quand la décision de mise en examen de Didier Lombard a été prise (en juillet 2012) LGS a republié l’article.
Voici enfin l’ouverture du procès et c’est une troisième occasion de
raconter comment et pourquoi tant de salariés, mes collègues, ont connu
un désespoir qui les a conduits à se suicider.
Maxime Vivas

Les
suicides à France Télécom ne sont pas une mode qui déferle, mais une
éclosion de graines empoisonnées, semées depuis des décennies.

Dans
les années 80/90, j’étais ergonome dans une grande direction de France
Télécom délocalisée de Paris à Blagnac, près de Toulouse. A l’époque,
tous les délocalisés (souvent des couples) étaient volontaires en raison
d’avantages palpables : primes de mobilité, autre qualité de vie, de
transport, de logement.

Cette direction nationale comptait environ
800 personnes à Blagnac et 6000 dans ses directions « régionales » dont
les sièges étaient à Lyon, Metz, Nantes, Paris, Toulouse.

A
Paris, la DG (direction générale), sous l’impulsion d’un DRH éclairé et
de quelques collaborateurs convaincus, avait mis en place un service
national comptant une centaine d’ergonomes ou assimilés pour 150 000
agents.


A quoi sert un ergonome ? En
résumé, c’est un analyste du travail dont la tâche est de créer des
situations où les opérateurs sont placés dans de meilleures conditions
de confort, de sécurité et d’efficacité. Confort, on voit là le profit
pour les agents. Efficacité, on voit celui de l’entreprise. L’intérêt
commun est dans la sécurité, la diminution des accidents de travail.

En
ces lieux de coopération et d’antagonisme que sont les entreprises, les
ergonomes développent des opérations gagnant-gagnant, en collaboration
avec les directeurs d’établissements, les cadres, les agents, les
syndicats et les CHSCT.

Pour arriver à leurs résultats, ils
pratiquent de minutieuses observations du travail, dialoguent avec les
opérateurs, avec les cadres, étudient les locaux, les documents de
travail, les matériels, les notes de service, les modes opératoires,
etc. Ils interviennent sur les ambiances thermique, lumineuse, sonore,
l’agencement des postes de travail, le contenu du travail, son rythme et
son organisation même.

Leur formation emprunte entre autres à la
psychologie, à la sociologie, à la physiologie. Dans le jargon des
directeurs de France Télécom (essentiellement issus de l’école
Polytechnique, comme Didier Lombard, d’ailleurs) adeptes des « sciences
dures », il s’agissait là de « sciences molles », donc de théories
fumeuses.

A l’époque (je doute que cela ait beaucoup changé
depuis), un diplômé d’une grande école, pouvait entrer dans le monde du
travail à moins de 30 ans et gérer illico des dizaines, voire des
centaines de salariés, sans avoir reçu une seule heure de formation sur
ces sciences méprisées. Le fait qu’elles ne soient pas enseignées à
Polytechnique suffisait d’ailleurs à prouver qu’elles servaient tout
juste à sodomiser les diptères.

Le DRH, fondateur de l’équipe
d’ergonomie, parti (ou débarqué), France Télécom n’eut de cesse que de
résorber cette niche de plaisantins dont l’activité faisait obstacle au
management intuitif, ou dépoussiéré en surface par des bonimenteurs en
costars croisés et cravates rayées, pseudos experts de cabinets de
consultants dont les attachés-cases étaient bourrés de recettes magiques
pour améliorer en un temps record la gestion des « ressources
humaines », réduire les coûts du travail, améliorer la productivité.

Le
ramage de ces individus faisait ouvrir un large bec à nos décideurs
qui, ignorants du fonctionnement des hommes et surtout des groupes,
gobaient les théories les plus débiles et les plus coûteuses (donc
excellentes, sinon elles seraient bon marché).

J’ai vécu l’époque
où les ergonomes de France Télécom, en rangs de plus en plus clairsemés,
essayaient, non sans risque pour leur carrière, d’alerter les
dirigeants de leur entreprise sur la dangerosité des solutions qui leur
étaient vendues. L’une d’elle, je ne saurais l’oublier tant elle nous
faisait hurler, était que pour améliorer la productivité, il fallait
« introduire une dose de stress dans l’entreprise ». Quiconque doute de
la véracité de cette information devrait consulter la presse de l’époque
qui promouvait avec ravissement cette méthode de management.

La liste des futurs suicides s’est ouverte ainsi.

Les
ergonomes savaient, parce qu’ils l’avaient étudié et que des
expériences l’avaient scientifiquement démontré, que le stress inhibe
une partie des capacités du cerveau, favorise les erreurs et les
accidents. Ils savaient aussi qu’il provoque des maladies physiques et
atteint la santé psychique.

En face d’eux, des docteurs Diafoirus
prétendaient avoir inventé la pipette pour instiller le poison à doses
millimétrées. Leur geste médical n’étant pas sûr à 100%, des agents
overdosés commencèrent à se jeter par les fenêtres.

L’actuel
patron de France Télécom a sans doute sa part de responsabilité dans la
vague de suicides, mais il n’est pas le seul. Il est celui qu’on peut
attraper quand les autres, ayant dirigé une entreprise nationale naguère
prospère, sont partis en laissant derrière eux une machine commerciale
cotée en bourse, endettée jusqu’au cou, avec un personnel désemparé. Il a
suivi la voie mortifère où les salariés sont vus comme des citrons ou
des fourmis à affoler à coups de pieds pour qu’elles s’agitent. Les
personnels, sans qui l’entreprise n’est rien (pardonnez cette banalité,
écrite au cas où un directeur général me lirait), figuraient et figurent
dans des dossiers noirs étiquetés : « sureffectifs », « coûts à
résorber », « postes à supprimer », « mutations d’office »,
« commercial ».

Quand, il y a une quinzaine d’années, un Ingénieur
général , chef d’un service où je travaillais s’est jeté du haut de
l’escalier de la direction de Blagnac au sortir d’une réunion où il
avait appris que son service était délocalisé à Nantes, ordre fut donné
de nettoyer le sol de marbre rose où il s’était écrasé et de ne pas
alerter la presse, de ne pas écrire un mot dans le journal d’entreprise.

Casser le thermomètre…. Feu vert pour les suicides à venir.

Puis,
débarquèrent les marchands de « Cercles de qualités » attrape-nigauds
qui nous vinrent du Japon après avoir été validés aux States. Une autre
fumisterie abêtissante devant laquelle les ergonomes tordirent le nez
mais qui s’imposa à raison de dizaines de milliers d’exemplaires dans
l’entreprise. Coûteuses bulles de savon qui éclatèrent toutes à la
vitesse de la lumière. Il n’en subsiste plus aucune.

Plus durable
fut l’infantilisation manoeuvrière par les pin’s dont l’accrochage au
revers de la veste des sans-grades et des décideurs donnant l’exemple,
était preuve d’intégration dans la grande famille de France Télécom,
donc de sa cohésion sociale. Et de la supposée capacité des bons
sauvages du bas, à qui on allait voler leur Statut, à se laisser éblouir
par de la bimbeloterie.

Vinrent aussi les promoteurs de
séminaires sans cravate, voire en short. Et en avant pour les jeux de
rôles, les brainstormings, les papers-boards savamment constellés de
gommettes de couleurs variées, les tableaux blancs égayés de cercles, de
carrés, de flèches, de post-its, d’arbres d’Ishikawa, de diagrammes de
Pareto, autant de méthodes dont la possible valeur intrinsèque était
instrumentalisée pour avaliser l’idée erronée qu’il n’est pas besoin
d’un savoir sur l’homme pour résoudre les problèmes de l’homme au
travail. Le « bon sens » dont mon maître en ergonomie disait crûment
qu’il est « la connerie unanimement partagée par un groupe homogène »
suffisait. Les médias ne juraient-ils pas qu’en d’autres lieux, des
« chirurgiens aux mains nues » opéraient de l’appendicite sans ouvrir
les ventres et sans avoir fréquenté l’Académie de médecine ?

Des
escrocs enjoués promettaient la lune, les décideurs naïfs regardaient le
ciel, les ergonomes essayaient de mordre le doigt. Nous avons échappé
de peu aux sauts à l’élastique et aux marches pieds nus sur les braises.
J’ai quitté cette maison quand le triomphe des charlatans planétaires
était si patent qu’il me fallait partir ou me compromettre. D’autres ont
dû rester qui ont étouffé leur spleen dans un noeud coulant.

J’extrais
de mes archives un numéro spécial du journal « L’Autan » que le
syndicat CGT des télécommunications de la Haute-Garonne avait édité pour
dénoncer ces dérives en octobre 1990 (19 ans, déjà !). On y lit que la
direction sise à Blagnac venait de signer un contrat qui lui coûta de 2
millions de francs (304 898 euros) avec deux joyeux drilles, beaux
parleurs qui se faisaient fort de modifier l’état d’esprit de 6000
agents en deux jours de stage. En fait, les malins allaient former 20
animateurs de France Télécom qui auraient ensuite à appliquer la méthode
aux autres avec les documents fournis (vendus !) : cassettes vidéo,
transparents, stylo spécial (sic), un livre écrit par les deux génies et
un test permettant en quelques réponses de se classer soi-même dans un
des 4 types de personnalités existants (4, pas un de plus). Un
syndicaliste curieux découvrit que cette merveille d’introspection
moderne était déjà utilisée dans l’armée états-unienne en 1928. Pour
France Télécom, elle avait été rajeunie par l’adjonction d’un procédé de
grattage, style « Tac au tac ».

Le contrat comportait une règle
idiote à laquelle il était pourtant impossible de déroger, le directeur
national, ayant grade d’Ingénieur Général, y veillant personnellement :
les formations devaient avoir lieu hors de la région d’affectation des
personnels. Des milliers d’agents, souvent
« volontaires-désignés-d’office », parcoururent la France en tout sens,
les Marseillais visitant Brest, les Bordelais fonçant à Strasbourg, les
Lillois découvrant Bayonne. Le chassé-croisé entraîna la perte de
dizaines de milliers d’heures de travail et des millions de francs de
dépenses supplémentaires, nullement inutiles pourtant, auraient dit ceux
qui pensaient que la mobilité forcée doit s’apprendre assez tôt afin
que chacun accepte demain une mutation tous les trois ans avec un
minimum de pendaison sur les lieux de travail.

Pendant ce temps,
les ergonomes reculaient, toujours moins nombreux, toujours moins
écoutés, toujours moins promis à une belle carrière.

Le management
camouflait sa brutalité croissante sous des gadgets clinquants, ruineux
et superflus. Puis, le plus gros de l’opération de décervelage étant
fait, on managea sans masque. A la hussarde.

Il me souvient de ce
jeune chef d’un service d’une cinquantaine d’agents et de cadres, bardé
de diplômes, qui ne comprit pas qu’à son pot de début d’année, seules
trois personnes étaient présentes : sa secrétaire et deux fayots (ou
pétochards). Il alla pleurer dans le bureau de la psychologue affectée
au management qui découvrit en l’interrogeant qu’il ne lui venait jamais
à l’idée de saluer son personnel le matin. Il apprit par elle que cette
perte de temps était malheureusement d’usage, ailleurs.

Je tiens
de source sûre cette histoire d’un jeune cadre sup, arrivant en retard,
essoufflé mais radieux dans la grande salle où se tenait un conseil de
direction. Il s’excusa en annonçant qu’il rentrait de la maternité où sa
femme venait d’accoucher. Un ingénieur, éleveur de chevaux à ses heures
perdues, lui rétorqua : « Et alors ? Quand une de mes juments met bas,
je n’arrive pas en retard. ». La réplique était assez vile pour que le
directeur national lui lance un « Je vous en prie ! » outré.

Mais
personne ne lui a sauté au collet pour le sortir de la pièce. Les futurs
suicides s’alimentent de ces arrogances impunies et donc répétées.

Un
temps, regrettant mes anciens collègues, j’allais déjeuner avec eux au
restaurant d’entreprise. Je n’entendais que lamentations, annonce de
mutations non voulues, obligations de performances, tableaux d’activités
à remplir, fiches d’évaluation individuelles, objectifs chiffrés,
affectations de techniciens supérieurs à la vente de téléphones
portables, craintes pour leurs primes, bon vouloir du N+1 pour
l’avancement, détestation des décideurs. Accablement et rêve de
retraite.

Il me souvient aussi de ces cadres sup se croyant
intouchables, jamais une grève, pas syndiqués, très impliqués, à qui la
direction annonçait un beau jour que leur poste était supprimé, qu’ils
devaient se trouver un « point de chute » et qui vivaient alors des mois
entiers d’inactivité sur le lieu de travail, niés, humiliés. Chacun
d’eux s’employait fébrilement à « se vendre », tremblant qu’on lui
impose un poste à Hazebrouck ou à Triffouilly-Lez-Engelure, charmante
localité qui n’offrirait pas d’emploi à son épouse et de lycée à ses
enfants. Partir ? Mourir ?

J’ai connu un cadre supérieur de 55
ans, chargé de famille, bien décidé à travailler encore 5 ans, acharné à
donner satisfaction jusqu’à sacrifier des soirées et des week-ends, qui
accompagna tous les changements sans lever un sourcil, qui ne broncha
pas quand les premières victimes se plaignirent et que son chef convoqua
un vendredi pour lui dire qu’il avait le droit de partir en préretraite
et que ça serait bien qu’il le fasse. Sur l’air de : « Me suis-je bien
fait comprendre ? ». Viré ! Fissa ! Car son allégeance ne suffisait pas à
effacer l’essentiel : sur un listing, il était un pion sans visage,
sans famille, sans âme et sans chair, une « unité » gonflant un total.

France
Télécom aujourd’hui, c’est vingt ans d’incompétence hautaine, sûre
d’elle et dominatrice, de cruauté, de morgue, d’ignorance crasse et
revendiquée dans la gestion de femmes et d’hommes qui étaient fiers
d’oeuvrer pour le public. Pour le pays.

Au bonheur de préserver le
tissu rural en s’enfonçant dans la montagne pour aller installer un
téléphone à « la petite mémé de l’Ariège » qui enlève la housse
protégeant l’appareil quand les enfants pensent à l’appeler de la ville,
s’est substituée la tâche roublarde de fourguer des contrats
incompréhensibles, des forfaits téléphoniques non souhaités à de pauvres
gens dont le pouvoir d’achat est en chute libre.

Parfois, des agents de France Télécom se lavent de ces souillures en se jetant dans un torrent.

Didier
Lombard, le PDG, peut bloquer quelques-uns des engrenages meurtriers,
embaucher des psychologues, dire à tous qu’il les aime. De son vivant,
il ne réparera pas les dégâts.

Par effet d’hystérésis, le paquebot
dont les machines sont stoppées continue sur sa lancée. Pour l’empêcher
d’échouer, pour éviter le choc qui jettera des poignées de passagers
par-dessus le bastingage, il faudrait faire machines arrière, toutes
[…]
Ah ! qu’accède aux commandes une vraie gauche décidée à tenir tête aux
susnommés, une gauche ayant dans son programme le respect de chacun, la
reconnaissance des services rendus à la population et un chouïa d’amour,
si le mot n’est pas devenu choquant dans les conseils d’administration
et dans les ministères.

Maxime VIVAS

Ex-cadre de France Télécom, ex ergonome européen®, Maxime Vivas a été concepteur de formations en ergonomie et sécurité.

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