France — La mafia des technocrates

[Source : touscontribuables.org]

Propos recueillis par Jean-Baptiste Leon, le 9 novembre 2023

Nous diffusons cet été des entretiens que nous avons eus avec des personnalités au cours de ces deux dernières années. Cet interview est extrait des « Grands entretiens. Livre d’or 2022 – 2024 » de Contribuables Associés.

Cadre dirigeant dans plusieurs établissements publics, Paul-Antoine Martin a côtoyé la « noblesse d’État » des hauts fonctionnaires. Dans Le Clan des seigneurs (Max Milo éditions), Il relate comment « ces technocrates calculateurs et habiles » ont fait main basse sur la politique portuaire de la France. Et appelle à un sursaut des Français contre cette caste prédatrice.

Combien la France compte-t-elle de grands ports ?

On les appelle GPM, les grands ports maritimes. Ils sont gérés par l’État. Il y en a sept en France, le plus le plus important est le port de Marseille. Le suivant est le port du Havre, puis le port de Dunkerque, le port de Nantes, Rouen, et ensuite La Rochelle et Bordeaux. Le port de Marseille réalise environ 72-75 millions de tonnes par an. Le port du Havre doit être autour de 60-65. Le port de Dunkerque est autour de 47-48, le port de Nantes autour de 30, le port de Rouen autour de 22-25. Il y a un décrochage qui se fait. Le port de La Rochelle, c’est moins de 10 millions de tonnes et le port de Bordeaux autour de 7.

Comparativement aux autres grands ports européens, qu’en est-il ?

Si vous cumulez, au-delà de ces grands ports maritimes français que je viens de citer, vous en avez une foultitude qui sont des ports gérés par les Régions. On peut citer le port de Sète, le port de Rouen, le port de Brest… Il y en a beaucoup. Et si vous faites la somme des trafics de tous les ports français, vous n’arrivez pas au trafic, par exemple, d’un seul port belge qui est le port d’Anvers. Il y a une situation d’alerte majeure à soulever en France : notre situation portuaire induit un déficit de notre balance commerciale avec le Benelux, l’Allemagne, ca aujourd’hui on peut considérer que le plus grand port d’importation pour la France, c’est le port d’Anvers. C’est un port étranger, ce qui est tout de même très grave, alors que la France possède trois façades maritimes exceptionnelles et qu’elle a investi des milliards et des milliards d’euros pour moderniser ses ports depuis des années.

Quelles sont les causes du déclin des ports français ? À Marseille, par exemple, on entend beaucoup dire que c’est la faute des dockers CGT. Est-ce uniquement la faute de ce syndicat ?

Oui, on entend que c’est la CGT qui est la cause du déclin des ports ou de la très grande contre-performance des ports français. Dans mon livre, je tiens à modérer cette accusation pour pointer un autre phénomène, celui de cette caste qui s’est approprié les ports. Je parle de la caste des Ponts, de la caste du corps des Ponts, un des cinq grands corps d’État, que j’appelle « le Corps » dans le livre. Ce fonctionnement n’est pas propre au corps des Ponts, il est caractéristique des grands corps d’État français qui se sont accaparé tous les grands postes de responsabilité dans la haute administration. Ils se sont installés dans tous les rouages importants, ils se sont réparti les secteurs, ce qui fait que tous les secteurs aujourd’hui en France sont pilotés par un des cinq grands corps. L’analyse que je fais dans mon livre est la suivante : la CGT fonctionne de façon très corporatiste, c’est un fait, on ne peut pas le nier, et elle a un très grand pouvoir de blocage des ports. Mais son pendant, la caste du corps des Ponts, s’est approprié la gestion des ports. Ces personnes sont nommées à la tête des sept grands ports maritimes et elles occupent toutes les places de la hiérarchie dans le ministère des Transports et dans le cabinet du ministre.

Cette caste est un groupe fermé qui dispose de privilèges exceptionnels. Ses membres sont tellement jaloux de leurs privilèges, de leur statut et de leur supériorité. Ils sont convaincus de leur très grande supériorité intellectuelle et ils sont tellement jaloux de leurs avantages qu’ils vont fermer la porte à toute autre personne qui ne serait pas membre du corps des Ponts. Par leur position de pouvoir (puisqu’ils ont atteint des postes très importants dans la République), ils peuvent régner en maître sur des pans entiers de l’économie et s’auto-nommer dans ces différents postes et garder la maîtrise des secteurs économiques. Cette caste a institué en son sein une grande complaisance entre ses différents membres, a institué une auto-amnistie et en définitive l’impunité. Cette caste fermée a créé une sorte de complicité avec le corporatisme cégétiste. Et tous les deux s’arrangent pour tenir la situation comme elle est aujourd’hui dans une co-administration.

Quels sont les privilèges des membres de la caste ?

Je vais en citer quelques-uns qui vont paraître délirants pour le citoyen lambda et révoltants. Tout un chacun rend des comptes dans sa vie professionnelle. Tout un chacun est responsable de ses actions et s’il commet une faute professionnelle ou des erreurs graves, il encourt le licenciement ou il encourt des sanctions. Le haut fonctionnaire d’un grand corps ne risque rien, absolument rien. Pourquoi ? Parce qu’il y a cette complaisance interne et jamais il ne faut afficher à l’extérieur la faute d’un des membres parce que cela affecterait la qualité du corps entier. Il faut que le corps reste prestigieux. Tous les membres du corps sont considérés comme supérieurs, extrêmement intelligents, extrêmement compétents. Ils n’encourent aucun risque, ils ont la carrière garantie, le salaire progressif garanti et les honneurs à la fin de la carrière. C’est un premier type de privilèges alors que le citoyen lambda, lui, est soumis à une précarité qui est de plus en plus grandissante. Autre privilège, ils ne rendent pas de comptes. C’est un petit peu faux parce qu’ils vont rendre des comptes, mais de façon très subtile, car ceux à qui ils rendent compte, les contrôleurs, ceux qui viennent les contrôler, appartiennent au même corps qu’eux le plus souvent. Le contrôleur contrôle quelqu’un qui est son confrère et le contrôleur peut, demain, devenir le contrôleur du contrôleur, ce qui fait qu’il y a une complaisance entre eux. Il y a une entente, une connivence qui fait que les erreurs ne sont pas remontées ou ne sont que très peu mentionnées. Autre privilège exorbitant : normalement, la Cour des comptes est une institution qui a pour rôle de contrôler de façon tout à fait indépendante le fonctionnement de la haute administration et de l’administration en général. Mais la Cour des comptes émet des avis, des recommandations, elle n’émet pas d’injonctions. C’est un privilège énorme de pouvoir se dire dans sa vie professionnelle : « Je ne rends compte quasiment à personne et si je fais quelque chose de mal, même si on me dit que ce que j’ai fait n’est pas bon, je n’encours rien. » Et donc le plus grand des privilèges est cette impunité. J’ai en été témoin, personnellement : même sur des sujets qui impliquent leur responsabilité pénale, le Corps les protège et va masquer ce qu’ils ont fait. C’est quand même un endroit de la République qui est tout à fait à part. On s’imagine que la haute administration est particulièrement vertueuse, car elle doit montrer à l’ensemble des citoyens comment se comporter dans la vie de la Cité. Mais ce que j’ai vu, c’est justement l’inexemplarité. Je ne dis pas que les hauts fonctionnaires sont à 100 % comme cela. J’ai rencontré des ingénieurs du corps des Ponts remarquables. Mais ceux-là sortent de la haute fonction publique, ils partent dans le privé où ils peuvent s’exprimer.

Ces hauts fonctionnaires servent-ils leurs intérêts propres ou sont-ils au service de la France ? Nous avons connu, il y a des décennies en France, ce qu’on appelait les grands commis de l’État. Cette heure est révolue, écrivez-vous.

Il suffit de regarder quels sont les grands projets que nous avons en France. Sur quoi vivons-nous aujourd’hui ? Nous vivons sur les grands projets passés, sous l’ère de Gaulle, sous l’ère Giscard d’Estaing. Ce sont tous ces grands projets qui ont façonné la France et sur lesquels nous vivons encore, comme feu le Concorde, comme le TGV, comme Airbus. Ils ont construit la France comme une grande puissance. Mais aujourd’hui on voit bien qu’on décline. Quels sont les grands projets aujourd’hui ? On est bien en peine de les citer. C’est dramatique, car nous nous transformons en pays suiviste. Il n’y a pas de vision, de stratégie pour le maritime. Or, c’est absolument fondamental pour un pays comme la France d’avoir une vision maritime. Tous les cinq ans, le gouvernement réédite une nouvelle stratégie, mais jamais on ne dresse un bilan de la précédente stratégie pour souligner les échecs, les réussites. On retrouve globalement toujours les mêmes objectifs. Et c’est absolument tragique parce qu’on se demande qui pilote.

Dans votre ouvrage, vous relatez le lancement d’un projet de développement économique, avec création d’emplois à la clé, qui s’avère être aussi une vaste opération de communication.

Aujourd’hui, il est de bon ton, et c’est très bien, de communiquer sur les retombées socio-économiques d’un projet majeur. C’est normal, il faut à la fois informer la population de l’intérêt d’investir 100 millions, 200 millions, 1 milliard d’euros dans une infrastructure ou dans un projet. C’est important de dire à la population que les centaines de millions d’euros que l’on investit vont produire une quantité d’emplois. Il en est de même pour les retombées économiques. Mais la comptabilité d’emplois ou les montants de retombées économiques sont loin, très loin d’être une science exacte. Vous pouvez faire tous les calculs que vous voulez à votre avantage. J’ai vu effectivement des calculs qui sont totalement aberrants, qui multiplient par dix, par vingt, le niveau d’emplois créés. C’est une pratique courante aujourd’hui.

Vers la fin de votre ouvrage, l’un des protagonistes, Coulanges, est confronté dans un salon à l’étranger à des industriels allemands qui ont une vision assez sévère de notre pays…

Oui, la vision était plutôt apocalyptique, effectivement. Coulanges va sur un grand salon de la logistique à Munich. Il découvre le stand d’un des plus grands logisticiens, qui avait placé derrière le stand une immense carte d’Europe sur laquelle il avait pointé, avec des petites LED rouges, toutes ses agences en Europe. Il y avait une myriade d’agences qui étaient pointées sur tous les pays d’Europe, sauf un parce qu’il y avait une tache noire qui avait exactement le contour de la France. Aucune agence n’était présente en France. Coulanges va voir ce logisticien allemand et l’interroge sur le pourquoi de cette situation. Et celui-ci lui répond de façon très directe et très franche : « On a essayé de travailler en France, mais avec la haute fonction publique que vous avez, avec l’État que vous avez, ce n’est pas possible. On a arrêté, on a tout fermé et on ne veut plus intervenir en France. » C’est très grave et cela montre l’irradiation tout à fait toxique de ce fonctionnement de caste qui est tout à fait particulier à la France. C’est une menace majeure pour notre démocratie. La plus grande priorité pour les Français aujourd’hui est d’imposer la dissolution de ces castes, la dissolution de ces grands corps d’État. L’esprit de caste, au niveau de l’élite, est catastrophique puisque, de toute façon, ils détournent l’intérêt du pays et s’approprient les ressources de la France.

Pourtant, Emmanuel Macron a lancé une réforme de la haute fonction publique. On a, par exemple, fermé l’ENA pour créer l’INSP. Est-ce vraiment la dissolution annoncée des corps administratifs ?

C’est une question très intéressante. En avril 2019, le Président a tenu une conférence de presse où il a annoncé la fin des grands corps français. Pour alimenter cette annonce, il a proposé son analyse de la situation que j’ai trouvé extrêmement saine. Finalement, il dit la même chose que moi. Cela m’a rassuré sur la pertinence de mon analyse. Après, avec Emmanuel Macron, il y a une différence entre l’analyse et les solutions. La suppression de l’ENA est un symbole. Quand on regarde dans le détail, l’INSP est un tronc commun pour produire les élites de l’État, pour administrer l’État. Cela sent le retour au fonctionnement de la haute fonction publique sous la IVe République. Le général de Gaulle, avec son ministre Debré, a voulu casser ce mode de fonctionnement en créant l’ENA, justement. L’INSP va proposer un tronc commun. Après plusieurs années dans la fonction publique, les élèves qui auront suivi ce tronc commun pourront candidater à des postes ouverts par le Conseil d’État, la Cour des comptes ou d’autres grands corps. Et c’est à ce moment-là qu’on peut retrouver un système de cooptation comme cela se faisait pendant la IVe République. On risque d’avoir des arrangements avec ceux qui sont déjà au Conseil d’État et qui vont favoriser l’entrée de nouvelles personnes qui sont très proches. C’est un risque majeur. La perversion des choses va faire que cela va se passer. Et aujourd’hui, il faut noter que les deux grands corps techniques, corps des Ponts et corps des Mines ne sont pas encore entrés dans la réforme. Ils freinent beaucoup et résistent beaucoup parce qu’ils veulent, totalement imbus de leur supposée grande supériorité intellectuelle, rester à l’écart.

Quel chemin prend la France selon vous ? Vous appelez à la création d’une élite d’hommes debout. Qu’entendez-vous par cela ?

Ce qui est très positif, c’est que ce système français a produit des élites qui ont lancé la France sur une véritable vision industrielle et politique au rayonnement international. Mais le travers de ce système est d’associer un diplôme à un supposé niveau d’intelligence. Et quand je demande qu’on fasse appel à des hommes debout ou à des hommes de caractère, moralement solides, ce ne sont pas forcément des hommes qui ont réussi un diplôme difficile quand ils avaient 20 ou 25 ans. Ce sont des hommes qui ont une expérience de vie, qui savent ce que c’est que la vie, ce qu’est l’homme et comment conduire une nation vers la réussite. Ce n’est pas parce qu’on a une aptitude intellectuelle importante que l’on sait diriger une grande entreprise, ce sont des choses vraiment très différentes. Ce n’est pas parce qu’on a une grande aptitude intellectuelle qu’on a une vision stratégique. D’ailleurs, il y a des grands groupes industriels français qui ont connu des désastres terribles. Ils étaient menés par des membres du corps des Mines, du corps des Ponts… L’équivalence diplôme/grande supériorité intellectuelle n’existe pas. En revanche, il faut redonner la possibilité de recruter des gens qui ont une force de caractère. Aujourd’hui, un diplôme n’est pas la condition suffisante pour diriger un port. Ce n’est pas un diplôme que l’on doit chercher, ce sont des hommes ouverts sur l’extérieur, ouverts sur le monde, des hommes intègres, des hommes bien sûr agiles intellectuellement, mais aussi des hommes qui ont une vision stratégique. Et c’est comme cela que la France pourra se redresser parce que la France a une richesse d’hommes et de femmes considérables. Mais encore faut-il bien les choisir et les mener là où ils peuvent être extrêmement utiles.

Georges Clemenceau disait que « les fonctionnaires sont un petit peu comme les livres d’une bibliothèque. Ce sont les plus haut placés qui servent le moins. » Partagez-vous ce constat ?

Malheureusement oui, parce que les plus hauts vont prioritairement s’occuper de gérer leur réseau et non pas de créer ou d’avoir une véritable vision stratégique. C’est ce qui est dramatique. La principale crainte du général de Gaulle pour la démocratie française était la prise du pouvoir par les technocrates. Aujourd’hui, nous y sommes. Le seul sursaut viendra de la population. Il ne viendra pas de la haute fonction publique, il ne pourra pas venir des politiques, ils ne sont pas assez puissants. Il viendra de la population.


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