France — Comment l’Électricité de France a été sabotée

[Source : lcp.fr]

« UN POISON », « UNE MONSTRUOSITÉ », « ABSURDE » : LE RÉQUISITOIRE DE TROIS ANCIENS PDG D’EDF CONTRE L’ARENH

Par Maxence Kagni

Auditionnés à l’Assemblée nationale par la commission d’enquête « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France », trois anciens PDG d’EDF, Pierre Gadonneix (2004-2009), Henri Proglio (2009-2014) et Jean-Bernard Lévy (2014-2022), ont tiré à boulets rouges sur le mécanisme de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) mis en place dans le cadre du marché européen de l’électricité. 

Ils n’ont pas de mots assez durs : une « pilule empoisonné » selon l’un, « surréaliste » pour l’autre, tandis que le troisième évoque un « mécanisme pernicieux ». Tour à tour auditionnés, ces derniers jours, par les députés de la commission d’enquête « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France », trois anciens PDG d’EDF ont vivement mis en cause le mécanisme de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), qui régente le marché de l’électricité en France.

Devant les députés, Pierre Gadonneix (2004-2009), Henri Proglio (2009-2014) et Jean-Bernard Lévy (2014-2022) ont dénoncé ce dispositif introduit par la loi « portant nouvelle organisation du marché de l’électricité » (NOME) de 2010, en vigueur depuis juillet 2011. Cette loi a permis l’ouverture à la concurrence du marché de la production d’électricité, conformément à une directive européenne. L’Arenh impose à EDF de vendre à ses concurrents son électricité nucléaire, à un prix fixé par avance, à savoir 42 euros le mégawatt-heure.

UNE LOI QUI A FAIT « LA FORTUNE DE TRADERS »

Auditionné le 8 décembre, Pierre Gadonneix a été le premier à remettre en cause un mécanisme qu’il juge « monstrueux » et « absurde » : « Quand j’en ai entendu parler, là j’ai hurlé », a déclaré l’ancien PDG d’EDF, en poste de 2004 à 2009. L’ancien patron de l’entreprise publique ne comprend pas pourquoi EDF doit « subventionner ses concurrents. »

C’EST QUELQUE CHOSE QU’ON N’AURAIT JAMAIS DÛ ACCEPTER.

PIERRE GADONNEIX

Une position semblable à celle de son successeur, Henri Proglio, qui était auditionné le mardi 13 décembre. « Le principe même pour un industriel d’accepter de céder sa propre production à ses concurrents virtuels, qui n’ont aucune obligation de production eux-mêmes, c’est quand même surréaliste », a déclaré l’ancien PDG. Pour lui, l’Arenh a « fait la fortune de traders ».

UN TARIF « FIXÉ PAR VOIE AUTORITAIRE »

Henri Proglio dénonce également le prix du mégawatt-heure, « fixé par voie autoritaire ». L’ancien patron dit s’être « battu sans relâche pour obtenir 42 euros » alors que les pouvoirs publics envisageaient un prix plus bas.

Un chiffre qui n’a pas évolué depuis 2011, note Jean-Bernard Lévy, qui vient de quitter ses fonction de PDG d’EDF. Lors de son audition, mercredi 14 décembre, il a qualifié l’Arenh de « poison ». Jean-Bernard Lévy regrette que le prix fixé soit « manifestement sous-évalué ». Pire encore, quand le prix du mégawatt-heure sur le marché de gros européen est passé sous les 42 euros, « dans les derniers mois de l’année 2015 », les concurrents d’EDF ont cessé de lui acheter de l’électricité, puisqu’ils pouvaient « acheter sur le marché à un prix inférieur ». Résultat, en 2016 et 2017, EDF s’est retrouvé « avec des recettes très inférieures » : « EDF est en somme une deuxième fois victime de l’Arenh », explique Jean-Bernard Lévy.

« Ce manque à gagner [a] contraint EDF à un plan de restructuration sévère qui, de fait, [a été] imposé par les agences de notation qui [ont dégradé] à trois reprises la dette d’EDF », ajoute encore Jean-Bernard Lévy. C’est à ce moment-là que l’État a décidé de venir en aide à l’entreprise, en renonçant « pour la première fois aux dividendes d’EDF payés cash » et en souscrivant « à hauteur de 3 milliards d’euros à une augmentation de capital ».

C’EST LA PREMIÈRE FOIS QUE LE CONTRIBUABLE VIENT SORTIR L’ENTREPRISE NATIONALE D’UNE SITUATION CRÉÉE PAR UNE MAUVAISE LOI.

JEAN-BERNARD LÉVY

Les problèmes financiers ont ensuite eu d’autres conséquences : « La situation [de l’entreprise] s’est dégradée parce que l’histoire de l’Arenh, cette pilule empoisonnée, a très sérieusement remis en cause le business model d’EDF, qui n’avait plus les moyens de faire des investissements non immédiatement rentables », a expliqué Pierre Gadonneix.

Jean-Bernard Lévy juge quant à lui que l’Arenh, « un mécanisme pernicieux », « va croissant sur l’endettement d’EDF au rythme d’environ 3 à 4 milliards d’euros chaque année ». Un chiffre corroboré par un rapport parlementaire de 2021. Résultat, l’ancien PDG affirme qu’il n’a pas eu « les moyens financiers » nécessaires pour investir sur les énergies renouvelables « sur le rythme [qu’il] aurait voulu ». 

Selon Jean-Bernard Lévy, le mécanisme a une autre conséquence néfaste : « Des concurrents d’EDF, l’Arenh fait des rentiers », explique l’ancien patron de l’entreprise, qui ajoute que « tous les risques sont portés par EDF ». Cela n’a pas incité les concurrents de l’entreprise publique française « à créer des capacités de production propres » : « L’Arenh a donc mis un frein au développement d’une capacité énergétique souveraine sur notre sol par les opérateurs alternatifs. »

« L’OBSESSION ALLEMANDE »

Pierre Gadonneix et Henri Proglio rendent l’Union européenne et l’Allemagne responsable de la situation. « Le pouvoir politique allemand était très conscient que la France avait un avantage particulier avec les prix de l’électricité bas », a par exemple déclaré Pierre Gadonneix, qui a dénoncé une « collusion bruxelloise et allemande » visant à protéger l’industrie allemande. Pour lui, « Bruxelles a introduit des pilules empoisonnées pour empêcher EDF de s’imposer sur le marché ». L’Arenh en serait une.

« Comment voulez-vous que ce pays qui a fondé sa richesse, son efficacité, sa crédibilité, sur son industrie accepte que la France dispose d’un outil compétitif aussi puissant qu’EDF à sa porte ? », a de son côté demandé Henri Proglio. 

L’OBSESSION ALLEMANDE DEPUIS 30 ANS C’EST LA DÉSINTÉGRATION D’EDF. ILS ONT RÉUSSI.

HENRI PROGLIO

La prédominance allemande a même eu d’autres conséquences négatives, selon Henri Proglio : « Le prix de marché a été indexé sur le gaz (…) parce que les Allemands utilisent le gaz. » « Toute [réglementation] européenne est une réglementation allemande », a estimé l’ancien PDG d’EDF devant les députés de la commission d’enquête, qui poursuivront leurs auditions en début d’année prochaine.