Enseignement : de la grande vadrouille à la grande déprime

Par Karen Brandin

« Les épreuves de spécialités ont concerné 536 081 candidats, et un peu plus de 35 330 correcteurs. La correction des copies a été dématérialisée, ce qui a représenté la numérisation de 3 millions de feuilles en 3 jours sans incident.

Cette année, pour la première fois, l’ensemble du processus (déroulé des épreuves écrites, réunions des commissions d’entente académiques et lancement des corrections puis réunions des commissions d’harmonisation) était organisé dans un calendrier normal (…). L’ensemble du processus s’est déroulé sans incident. »

Un chant d’allégresse, ponctué d’une salve de « Hourra, » auraient été du plus bel effet, me semble-t-il, pour clore cette déclaration ; mais la pudeur et la discrétion dont il est coutumier ont dû dissuader le ministère de l’Éducation nationale d’avoir un triomphe autre que modeste.

En effet, puisque le temps est venu de tirer les premiers enseignements de cette session du Bac estampillé Blanquer, un bac « éparpillé façon puzzle », force est de constater que l’on nous livre là un bilan comptable optimiste et en tous points prometteur. Ne boudons pas notre plaisir, car l’on se souvient « que l’on peut débattre de tout, sauf des chiffres. »

À bon entendeur, salut donc. Pour le moment, il nous manque malgré tout le nombre de réclamations qui pourrait donner quelques sueurs froides à nos dirigeants, mais ne soyons pas trop impatients.

D’autant qu’il faut croire que ce sont pour une fois les bonnes nouvelles qui volent en escadrille, car ne reculant décidément devant aucune audace, le ministre de la désinstruction massive, à savoir Mr Pap N’Diaye, a quitté durant quelques heures l’ambiance feutrée du club des Invisibles initié par son si prévenant collègue François Braun, pour annoncer au corps enseignant des augmentations de salaire imminentes et substantielles (3).

« Bienvenue au club », au passage ! car nous, le peuple, sommes adhérents depuis bien longtemps et ne quittons plus que très rarement notre cape d’invisibilité vu le peu d’écho qu’ont nos revendications ces dernières années…

Étrangement, malgré tous ces efforts, ces promesses main sur le cœur, regard embué et ce gain apparemment très net d’attractivité pour une profession souvent associée en outre au plus beau métier du monde, le nombre de candidats aux concours continue de chuter, et ce, de manière vertigineuse. (2)

Quelle indignité, quelle ingratitude aussi de la part de ces Gaulois décidément réfractaires d’autant que cette compensation salariale, absolument désintéressée, ne saurait être une manière discrète d’acheter une docilité ou un quelconque silence : cette fameuse ou fumeuse paix sociale.

Il ne faut pas y voir davantage une sorte d’indemnité visant à financer le poids de la honte, car, même si on le cache volontiers, le fait est que l’on peut avoir honte d’être prof.

En effet, à l’heure où l’on n’a d’yeux que pour les progrès de l’intelligence artificielle, où l’on n’a pas de mots assez durs ou assez forts pour se rassurer, revendiquer l’apanage de la créativité, il faut bien comprendre que les premiers développeurs d’IA, bien avant les ingénieurs spécialisés, ce sont désormais nous, les profs, et ce, d’où que l’on vienne, victimes trop souvent consentantes d’un système avilissant en plus d’être répétitif.

En effet, à quel moment, quand on est prof de maths en terminale par exemple, a-t-on encore le loisir de laisser place à l’intuition de nos élèves, à cette belle créativité dont nous revendiquons haut et fort l’exclusivité ?

À quel moment, pouvons-nous marquer une pause, nous asseoir sur un coin de table et parler à ces gamins de l’histoire des objets et des hommes qui les ont initiés ? Cette histoire des sciences, pourtant fondamentale et systématiquement sacrifiée dans le secondaire.

À quel moment, alors que nous disposons de six mois pour traiter dix chapitres, pouvons-nous nous permettre le luxe d’une digression en mettant les outils en perspective ? À quel moment, alors que la notion de vecteurs coplanaires est au programme, peut-on évoquer les notions de familles libres, de systèmes générateurs ou d’espaces vectoriels et jouer ainsi notre rôle de tremplin ?

À quel moment, peut-on encore oser un enseignement complice, spontané ? Vous savez, transmettre pour rien, juste pour le plaisir d’apprendre, de faire découvrir, d’attiser une certaine curiosité ; le tout sans arrière-pensée, ni menace d’une note à ajouter au dossier ou d’un bon point pour l’hydre ParcourSup ?

À quel moment, avons-nous le temps de laisser toute sa place à l’erreur pourtant si féconde et formatrice en mathématiques ?

Comment comprendre quand on n’a jamais le loisir de se tromper ? Comment découvrir quand il est interdit de s’égarer ?

Alors, puisque le lycée n’est de toute façon plus un sanctuaire depuis des années, est-ce que l’on ne pourrait pas imaginer le transformer en un « Fort Boyard » ? On accepterait comme gage de répondre aux questions du maître délégué des horloges N’Diaye, pour gagner… du Temps ; ce bien précieux d’entre tous que l’on mendie en vain. Pénurie, quand tu nous tiens.

Du Temps avec les élèves, du Temps d’enseignement ; celui-là même qui nourrit et assure la permanence des vocations. Celui aussi qui permet de rester plus longtemps dans la salle du trésor de la transmission ?

Est-ce que, si on le demande vraiment très gentiment, on réussira à se soustraire à cette phrase quasi prophétique de Coluche qui prend aujourd’hui des allures de malédiction :

« Dites-nous de quoi vous avez besoin, on vous en expliquera comment vous en passer. »

Est-ce que l’on peut encore prétendre au plaisir d’expliquer et à celui d’apprendre ou est-ce que c’est vraiment trop demander ?

Du fait notamment de cette réforme en tous points absurde et dont les effets désastreux sont à ce jour encore trop largement sous-estimés, notre mission n’a plus rien à voir avec un quelconque apprentissage ; c’est un gavage en règle, un conditionnement humiliant et maltraitant pour celui qui le reçoit comme pour celui qui le prodigue.

On « instruit » au sens premier du terme, car on donne bel et bien des « instructions » sur un mode guère plus incarné que ne le ferait un algorithme.

On est réduits à éduquer ces jeunes gens comme on le ferait avec une machine : en les dressant à reconnaître les questions, les énoncés, renonçant à tout espoir de rendre autonome ; encore moins libre. Je ne sais même pas si l’on peut parler de « deep-learning » quand les seules choses réellement profondes sont notre désarroi, notre impuissance aussi.

Dans cette histoire tragique, les élèves ne sont pas les seuls à régresser, car nous les suivons de près bien sûr. Chez nous aussi la flamme, trop longtemps négligée, vacille et avec les années, le feu, faute d’être nourri, s’est éteint. Le bois est trop vert ou devenu trop vieux ; « l’eau, trop humide. »

On se souvient pourtant avoir adoré notre discipline ; s’y être réfugiés, mais on ne sait plus vraiment pourquoi, ni même comment. Car dix, vingt ans plus tard, on ne la reconnaît tout simplement plus jusqu’à être tentés par le divorce avant le piège du dégoût, celui de la rancune.

Et c’est alors que l’on a alors honte de ce que l’on est devenu figurez-vous : des professionnels du compromis quand il s’agit de la rigueur, des architectes du vide, ceux du fameux Grand Oral (1) (10) ; du Grand Rien autrement dit.

Pour plagier Gabriel Attal, on pourrait déclarer concernant cette vague épreuve d’éloquence, coefficient 10 malgré tout :

« Un tout petit pas pour le fond, un grand pas pour la forme. »

Et encore.

Mais sans nul doute, avec l’avènement de ChatGPT, cette mascarade va tourner court.

Examinateurs tour à tour naïfs, passifs ou résignés, nous sommes devenus trop peu regardants quant à la solidité des fondations d’un édifice décidément bien peu armé pour affronter les tempêtes et les exigences de l’enseignement supérieur.

On a honte de ce à quoi l’on participe tout simplement, car si les résistants existent, ils sont trop rares et toujours traqués. Il faut donc les remercier, les encourager aussi et avec eux les quelques parents impliqués et vigilants qui donnent l’envie de poursuivre la lutte pour un enseignement digne. Il faut remercier les élèves sérieux et sincères, car il en reste quelques-uns, parfois épaulés par des grands-parents merveilleux qui se reconnaîtront.

Voici justement un message cru, ou juste lucide en fait, à destination des familles, posté il a quelque temps par un enseignant agrégé de philosophie, Harold Bernat. Ces familles, parfois promptes à dénoncer une rupture d’égalité entre les sujets 1 et 2 du bac en maths notamment (et je le comprends), mais qu’à l’époque de cette funeste réforme, on entendait si peu. Quel dommage.

Reste que lorsque l’on prend connaissance des notes à l’épreuve de spécialité maths, force est de constater que cet enseignement brutal a plutôt bien fonctionné. Seulement voilà, ces notes exceptionnelles sont souvent en trompe-l’œil tant les épreuves de cette année étaient pauvres, frustrantes en réalité pour les lycéens sérieux et impliqués.

Dans le sujet 1 notamment, pas de trace de primitives, pas de convexité, pas de théorème de convergence monotone, pas de théorème du point fixe, une croissance comparée à appliquer, mais aucune prise d’initiative requise pour l’isoler, car le texte s’en chargeait. Une petite taquinerie néanmoins qui a fait paniquer bien des élèves, car il fallait souvent répondre « b » au QCM. Trop souvent forcément quand on est plus loin des rivages de la compréhension que de ceux de la superstition !

Quant à la géométrie dans l’espace, on était au comble de l’audace, car le triangle, systématiquement rectangle dans la plupart des annales de ce type, était pour une fois… équilatéral.

Le grand frisson.

Malheureusement, « toute notion mal acquise ne profite jamais » bien longtemps et lorsque l’on doit par la suite aider ces futurs bacheliers à préparer les concours pour accéder à certaines prépas intégrées notamment, on a la tristesse de constater que 15 petites journées depuis les épreuves du bac ont suffi pour qu’il ne reste presque plus rien de cet enseignement au forceps, sinon des souvenirs aussi flous qu’imprécis.

Mais qu’importe en réalité, car mis à part GeipiPolytech qui propose encore des exercices à rédiger, toutes les épreuves se présentent désormais sous forme de QCM, bien souvent via une interface digitale. Dans le cas des concours Accès ou encore Sésame par exemple (écoles de commerce), l’exception du « distanciel » est subrepticement devenue depuis l’hystérie sanitaire, la règle.

Alors à quand l’école hybride et le bac à la maison ?

Chez ces jeunes, cette habitude de fournir des réponses immédiates jamais réellement justifiées, jamais étayées, seulement pressenties, tourne à l’addiction.

On a créé et c’est impardonnable, une génération impatiente, parfois intolérante, allergique au temps long : celui de l’introspection, de l’isolement… pour la bonne cause. Une jeunesse où le délai de réflexion est perçu comme une souffrance et génère de la frustration.

Pourtant, réfléchir, ce n’est pas se confiner, ce n’est pas échouer ; c’est exactement le contraire.

Une génération trop souvent découragée aussi par des énoncés construits et que l’on ne parvient à « désensibiliser » qu’à grand-peine, si bien que chaque cours prend parfois des allures de lutte pour convaincre de la nécessité de justifier de la démarche suivie. De la nécessité d’argumenter ; de rédiger aussi. Quant à celle de lire…

On a parfois l’impression que certains ont trop bien intégré le slogan désormais célèbre :

« La meilleure énergie est celle que l’on ne consomme pas. »

Heureusement, pendant ce temps et décidément quelque part sur une autre planète (car il n’y a pas d’autre explication), l’un des principaux fossoyeurs du baccalauréat, Pierre Mathiot, directeur de Sciences-Po Lille, persiste et signe :

« Malgré les couacs et les critiques, Pierre Mathiot, principal architecte du nouveau bac, estime que sa réforme est la seule voie possible. Même s’il admet que des ajustements sont possibles. »

(Le parisien le 13/04/23)

Le directeur général de l’éducation, Édouard Geffray, lui a emboîté le pas quelques jours plus tard en semblant lui aussi satisfait sur France — Info de ce calendrier imbécile qu’il ne voit pas pour le moment la nécessité de modifier ; lui aussi s’est félicité de la bonne marche (logistique) des épreuves.

Qu’importe donc si le lycée, changé en start-up, a été vidé de sa substantifique moelle, si la notion de classe a explosé, si l’année de terminale a été atomisée, la philo massacrée puisque délaissée au profit des épreuves de spécialités avant mars et finalement délaissée « tout court », car la plupart des élèves ont déjà le bac.

Qu’importe aussi si un quart du programme ne sera qu’effleuré par les rares lycéens qui n’osent pas déserter complètement les salles de cours.

Les yeux dans les yeux, on avait pourtant osé nous vendre cette réforme comme la garantie de plus de perméabilité entre les disciplines alors que ce sont justement les outils qui sont les plus précieux garants de ces fusions qui sont sacrifiés, à savoir : les équations différentielles, le calcul intégral, les fonctions trigonométriques et les nombres complexes, grands absents du nouveau programme.

Il y aurait tant à dire, messieurs, sur vos mensonges et vos approximations ; tant à dénoncer aussi sur cette grande imposture que vous défendez sans trembler. Il faut dire que l’on se ressemble si peu, car il y a fort à parier que cette simple question qui nous hante : « À quoi je sers ? », vous ne vous la posez jamais. Vous ne doutez pas.

On ne vous en veut même pas de nous prendre pour des imbéciles, car c’est dans votre nature après tout ; on regrette simplement que vous le fassiez avec si peu d’élégance et de discrétion. Mais bien sûr, quand on a fait ses classes avec le maître du mépris et l’arrogance qui est à la tête de ce pays, on a des bases solides et des habitudes tenaces.

Malheureusement, les maths restant un langage souvent hermétique, je ne peux guère détailler plus avant l’ampleur de la manipulation. Je vais donc me limiter à un procédé strictement interdit dans ma discipline : une preuve par l’exemple.

Voici donc le dernier sujet de mathématiques session 2019 (les épreuves ayant été annulées en 2020 pour cause de covid) du bac technologique STI en Métropole, c.-à-d. avant la réforme Blanquer :

https://www.sujetdebac.fr/annales-pdf/2019/sti2d-mathematiques-2019-metropole-sujet-officiel.pdf

Voici, ce qu’est devenue l’épreuve de Maths dans cette même section dans la version 2023 :

Quand on vous dit que c’est l’année des maths ; leur grand retour, une priorité…

Karen Brandin



N.B : Il est de bon de clore cette tribune un peu triste en chanson, pour un peu de légèreté. Voici donc une petite ritournelle qui m’a été librement inspirée d’une chanson de Renaud, que les moins de 20 ans peuvent ne pas connaître, intitulée comme une prémonition : « Manu » (1981)

« Eh ! Manu vivre libre
C’est pas gouverner seul
Ça fait p’t’être mal au bide
Mais c’est bon pour ta gueule

La Rue est plus amoureuse
Manu, faut qu’tu t’arraches
Elle sera jamais heureuse
À la merci d’un apache
Quand tu lui dis “je réforme”
Si partout, on met le feu
Si à chaque fois qu’tu lui parles
Elle a des larmes plein yeux
Pense qu’on est désolés
Qu’on s’est gourés d’trottoir
Quand on t’a rencontré
On s’est trompés d’histoire
Eh ! déconne pas Manu

Ça sert à rien la haine,

Une réforme de perdue
C’est deux ans de vie qui r’viennent

Eh déconne pas Manu

Déconne pas. »

On pourra lire en complément :