D’où vient la russophobie occidentale ?

[Source : lesakerfrancophone.fr]

Par Nicolas Bonnal – Le 10 octobre 2016

La russophobie, pourquoi ?
Comment les Russes sont devenus des automates

La russophobie de la future présidente Clinton, de nos meilleurs journalistes et des élites occidentales est si totale et féérique qu’elle demande une explication.

Et comme toute explication répond à une question : les Russes sont-ils humains ? Les Russes sont-ils extra-terrestres ? Ou alors : les Russes ne seraient-ils pas des automates ?

Le livre préféré des libéraux sur la Russie, celui du marquis de Custine, le dit très bien, que les Russes sont des automates – un peu comme si notre Custine avait mal lu les Scènes de la vie des marionnettes de Kleist, qui d’ailleurs se terminent en Russie, et par un combat contre un ours invincible encore.

Les Russes ne sont pas comme nous, ils ne sont pas libres, ils sont cruels, menteurs, fourbes, despotes, orientaux, etc. Qu’est-ce que c’est alors ? Le Russe est une horloge – ou bien un automate. On cite le maître (tome premier) :

« Ce membre, fonctionnant d’après une volonté qui n’est pas en lui, vit autant qu’un rouage d’horloge ; on appelle cela l’homme, en Russie… La vue de ces automates volontaires me fait peur ; il y a quelque chose de surnaturel dans un individu réduit à l’état de pure machine. Si, dans les pays où les mécaniques abondent, le bois et le métal nous semblent avoir une âme, sous le despotisme les hommes nous semblent de bois ; on se demande ce qu’ils peuvent faire de leur superflu de pensée, et l’on se sent mal à l’aise à l’idée de la force qu’il a fallu exercer contre des créatures intelligentes pour parvenir à en faire des choses. »

Ce pays de «choses» produit alors Pouchkine, Gogol, Lermontov, Griboïedov, en attendant Dostoïevski, Tolstoï et Leskov. Quelle bêtise d’en rester au stade artisanal comme la Suisse libérale ! Mais passons.

J’ai beaucoup d’amis russes, et je les trouve très polis et très bien élevés – y compris mes collaborateurs de Sputnik. Mais Custine m’explique pourquoi ces gens, les Russes donc, sont si polis :

« Ces machines, incommodées d’une âme, sont, au reste, d’une politesse épouvantable ; on voit qu’elles ont été ployées dès le berceau à la civilité comme au maniement des armes ; mais quel prix peuvent avoir les formes de l’urbanité quand le respect est de commande ? »

Le Russe est une machine incommodée d’une âme. On est rassurés par cette belle définition qui nous ramène au russophile Stanley Kubrick 1 et à son légendaire Docteur Folamour «Mister president, leur armée rouge, c’est juste un tas de moujiks ignorants !» Et on continue sur les automates :

« Cette population d’automates ressemble à la moitié d’une partie d’échecs, car un seul homme fait jouer toutes les pièces, et l’adversaire invisible, c’est l’humanité. On ne se meut, on ne respire ici que par une permission ou par un ordre impérial ; aussi tout est-il sombre et contraint ; le silence préside à la vie et la paralyse. Officiers, cochers, cosaques, serfs, courtisans, tous serviteurs du même maître avec des grades divers, obéissent aveuglément à une pensée qu’ils ignorent ; c’est un chef-d’œuvre de discipline ; mais la vue de ce bel ordre ne me satisfait pas du tout, parce que tant de régularité ne s’obtient que par l’absence complète d’indépendance. »

Après les échecs et leur symbolique, Custine ajoute :

« Parmi ce peuple privé de loisir et de volonté, on ne voit que des corps sans âmes, et l’on frémit en songeant que, pour une si grande multitude de bras et de jambes, il n’y a qu’une tête. »

Là c’est ma tête qui fait tilt : René Guénon et le Katha Sarit Sagara.

C’est le grand recueil de contes initiatiques de l’Inde traditionnelle. Le texte fait état d’une ville d’automates mués (au sens traditionnel de mis en mouvement) par un esprit divin. Il me semble d’ailleurs que ce splendide texte est proche du tzar Saltan de Pouchkine, qui ranime l’île endormie de Bouyane. J’ai expliqué ce mythe dans un livre sur le cinéma, car A. Ptouchko en a fait une belle adaptation 2.

Je cite le maître René Guénon qui en rend compte dans un texte extraordinaire :

« Aussi une autre image plus exacte est-elle donnée par le jeu des marionnettes, puisque celles-ci ne sont animées que par la volonté d’un homme qui les fait mouvoir à son gré (et le fil au moyen duquel il les fait mouvoir est naturellement encore un symbole du sûtrâtmâ) ; et l’on trouve à cet égard un mythe particulièrement frappant dans le Kathâ-Sarit-Sâgara. Il y est question d’une cité entièrement peuplée d’automates en bois, qui se comportent en tout comme des êtres vivants, sauf qu’il leur manque la parole ; au centre est un palais où réside un homme qui est l’unique conscience (êkakam chêtanam) de la cité et la cause de tous les mouvements de ces automates qu’il a fabriqués lui-même ; et il y a lieu de remarquer que cet homme est dit être un charpentier, ce qui l’assimile à Vishwakarma, c’est-à-dire au Principe divin en tant qu’il construit et ordonne l’Univers. Cette dernière remarque nous amène à préciser que le symbolisme de la Cité divine est susceptible d’une application macrocosmique aussi bien que d’une application microcosmique 3. »

Voici le bel extrait cité par René Guénon :

« Il entra dans cette ville par la rue du marché, et vit que tous les habitants, les commerçants, les femmes et les citoyens étaient des automates en bois, qui se déplaçaient comme s’ils étaient en vie, mais ont été reconnus sans vie par leur manque de parole. Cela a suscité l’étonnement dans son esprit. Et en temps voulu, il arriva avec Gomukha près du palais du roi, et vit que tous les chevaux et les éléphants étaient là-bas de la même matière ; et avec son ministre, il entra, plein d’émerveillement, dans ce palais, qui resplendissait de sept ensembles de bâtiments d’or. Là, il vit un homme majestueux assis sur un trône de pierreries, entouré par les gardiens et les femmes, qui étaient aussi des automates en bois, le seul être vivant là-bas, qui produisait le mouvement de ces choses matérielles ternes, comme l’âme qui préside aux sens 4. »

Sans le vouloir, en tapant sur la Russie impériale, Custine 5 décrit la cité divine et l’ordre social le plus parfait de la perfection qui soit. Un peu plus bas, Guénon nous rappelle tout le bien qu’il pense lui de la civilisation occidentale :

« C’est assez dire que tout ce qu’on appelle ainsi dans le monde moderne, et dont on prétend même faire la civilisation par excellence, ne saurait en être qu’une caricature, et même souvent tout le contraire sous bien des rapports ; non seulement une civilisation antitraditionnelle comme celle-là ne mérite pas ce nom en réalité, mais elle est même, en toute rigueur, l’antithèse de la véritable civilisation. »

On aura compris que le duel actuel oppose la vraie à la fausse civilisation…