Chasser les marchands du Temple – Ce qu’est l’Amour

[Illustration : « Jésus chassant les marchands du Temple » (détail), Jean Jouvenet, 1713-1714.]

Par Joseph Stroberg

S’il est une chose dont les êtres humains parlent beaucoup et que pourtant ils ont toutes les peines à définir, à s’accorder sur la signification, voire à mettre en œuvre, c’est bien l’Amour, celui dont parlait le Christ et qu’il a incarné et démontré par sa vie. A priori ou sur la base d’un examen superficiel, son enseignement sur le sujet pourrait sembler contradictoire, car d’un côté il recommandait d’aimer ses ennemis, ou son prochain comme soi-même, mais de l’autre, il a chassé les marchands du Temple. Pourtant, il ne s’agit que d’une apparente incohérence comme nous allons brièvement le voir sur la base du but de son enseignement lui-même.

L’enseignement du Christ repose sur quatre piliers que sont l’Amour, le Pardon, la Charité et l’Humilité. La mise en pratique de cet enseignement conduit alors naturellement au développement de deux qualités complémentaires : la Franchise/Authenticité, alias Vérité (ou l’expression véritable de l’être) et la Responsabilité. Et celles-ci permettent à leur tour l’atteinte du but : la libération des chaînes de la Matière ou l’accès définitif au Royaume des Cieux par la sortie du cycle des réincarnations. Il ne pourrait y avoir de réelle libération de l’être dans l’irresponsabilité et le mensonge.

La pratique et l’incarnation par sa vie de l’Amour et de l’Humilité conduisent naturellement au dénuement de l’Homme, à la dissolution de ses carapaces de protection, à sa transparence (il exprime notamment le fond de sa pensée et ne se fabrique pas une fausse image de lui-même), à sa simplicité de réponse aux défis et aux leçons de la vie… Sans amour ou dans l’orgueil, il défie et se méfie au contraire des autres, cherche à s’en protéger, à en profiter, voire à leur nuire… Il leur ment ou au moins n’exprime pas ce qu’il pense vraiment, cache une partie de son être… Il sonne faux. Il a la langue fourchue. Il abuse.

La pratique et l’incarnation par sa vie du Pardon et de la Charité conduisent naturellement l’Homme à se montrer responsable, à prendre conscience des conséquences de ses actes, choix, paroles et pensées. Sa capacité au pardon l’aide à prendre conscience de son propre rôle dans l’envenimement des relations, dans les situations de conflit ou de dysharmonie. Il pardonne d’autant plus facilement qu’il reconnaît ses propres antécédents en matière d’actions nocives ou nuisibles. Et il cherche alors naturellement à éviter de les reproduire, ceci en anticipant les conséquences probables de telle action, tel choix, telle parole, et même telle pensée, dans la mesure où l’énergie suit la pensée (les pensées sont créatrices).

Par la Charité, l’Homme apprend à donner sans calcul, sans attente de retour, gratuitement, gracieusement, spontanément, selon les besoins des situations et des êtres nécessiteux. Il constate chaque fois les effets bénéfiques d’une telle approche, même lorsque le don spontané s’exprime de sa part sous forme d’une leçon de vie. Si l’orgueilleux n’aime pas de telles leçons, s’il y répond négativement, par la violence ou la haine sur le moment, il viendra pourtant un jour où la graine plantée aura sa chance de germer. Le temps est un grand maître. La vie attend l’heure propice pour abaisser l’orgueil de l’Homme. Et lorsque le temps arrive, alors la graine antérieurement plantée peut germer, puis s’épanouir dans l’être dont la carapace s’est lézardée, dont la terre caillouteuse et infertile a fini par accepter un peu de terreau. Le charitable apprend empiriquement les effets des semences et des divers autres dons offerts. Il devient de plus en plus conscient des conséquences, de plus en plus responsable.

Enfin, la Vérité de l’être et la Responsabilité de ses actes libèrent. Au contraire, l’irresponsable se repose sur les autres pour porter le fardeau des conséquences de ses actes, choix, paroles et pensées et le menteur est prisonnier de ses propres mensonges. L’irresponsable dépend des autres. Le menteur construit les murs de sa prison mentale. L’être humain qui manque de transparence, se ment à lui-même, se crée une image ou un masque, établit ainsi de fait un filtre, un voile entre lui et le monde. La réalité lui est voilée, inaccessible. Il reste enfermé dans une matrice. Il n’est pas suffisamment mature et responsable pour s’en extraire, pour naître véritablement. Il est comme l’enfant dans le ventre de sa mère, dans une prison confortable et rassurante, mais pas libre. Tant que l’Homme a psychologiquement besoin d’un père ou d’une mère, même sous la forme d’un gouvernement, il reste prisonnier. Pour se libérer, s’affranchir, il doit accepter l’insécurité, prendre ses propres responsabilités et ne plus créer de voiles, de murs ou de barreaux par l’entretien de ses mensonges et de ses illusions.

Par rapport au processus de libération de l’Homme, processus qui passe par l’expression de la vérité et par la responsabilité, le pilier le plus difficile à appréhender et sans doute aussi à exprimer, à démontrer est probablement celui de l’Amour. Cependant, quelle peut être la plus grande manifestation d’Amour si ce n’est celle qui contribue à cette libération ? Chasser les marchands du Temple est-il la plus grande démarche d’Amour que pouvait faire le Christ envers eux ?

Les marchands sont typiquement et symboliquement des êtres humains essentiellement conditionnés par la Matière, centrés sur celle-ci, prisonniers de la matérialité et des matrices mentales en relation avec elle, incapables de percevoir leur propre âme ou leur nature divine… Ils ne réalisent même pas que le Temple sur le parvis duquel ils marchandent et cherchent à s’enrichir ainsi matériellement au détriment d’une richesse intérieure n’est qu’un temple construit par des Hommes, mais pas celui engendré par le Créateur (le vrai Temple, le plus sacré, est le corps de l’Homme). Chasser les marchands du temple, c’est semer en eux une petite graine, une graine qui germera un jour plus ou moins lointain lorsque les circonstances de la vie auront rendu leur sol, leur temple naturel, moins stérile. Ces marchands n’ont pas leur place dans les lieux de prière et les lieux sacrés, car ils ne préparent déjà pas leur propre Temple pour accueillir la vie divine.

La plus grande preuve d’Amour envers les marchands était de leur donner l’opportunité de comprendre que leurs gestes sont déplacés, leurs actes non appropriés : ils ne méritaient pas de fouler un lieu sacré alors qu’ils bafouaient et désacralisaient leur propre Temple. Oh ! bien sûr, sur le moment, leur ego l’a mal pris. Le Christ en a payé le prix par sa crucifixion. Il savait pourtant que cela se terminerait ainsi, car il était responsable et exprimait la vérité entière de son être. Il a choisi librement ce chemin, en toute conscience : « Père, que ta Volonté soit faite ! ». Il aurait pu utiliser différemment son libre arbitre, refuser l’épreuve (sans pour autant y échapper), ce qui n’aurait alors fait qu’ajouter à sa souffrance physique une souffrance morale intense.

L’Amour ne consiste pas à plaire à l’ego des Hommes, mais à contribuer à libérer (sauver) leur âme des chaînes de la Matière. Et comme cette libération passe par la Vérité et la Responsabilité, aimer autrui commence par devenir soi-même un exemple de vérité et de responsabilité. Ceci est facilité par l’expression et la pratique des trois autres piliers de l’enseignement du Christ : le Pardon, la Charité et l’Humilité.