Cabinets de conseil : le rapport accablant de la commission d’enquête du Sénat

[Source : FranceSoir]

Auteur(s): FranceSoir

Le rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur l’emprise croissante des cabinets de conseil privés sur le déploiement des missions de l’État français a été rendu public ce 17 mars, à l’issue de quatre mois d’investigations et d’auditions. Son titre annonce la couleur : « Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques ». Les sénateurs y soulignent « l’influence avérée » des cabinets de conseil sur les décisions publiques, le coût exorbitant des prestations pour des résultats parfois jugés médiocres, ou encore le « pantouflage » bien réel et les risques de conflits d’intérêts. Face à ce phénomène qui s’exerce sur « des pans entiers des politiques publiques », ce rapport « soulève deux principales questions : notre vision de l’État et de sa souveraineté face à des cabinets privés, d’une part, et la bonne utilisation des deniers publics, d’autre part », écrivent le président de la commission, Arnaud Bazin (LR) et la rapporteure Éliane Assassi (CRCE). Le cabinet de conseil américain McKinsey est également accusé d’évasion fiscale alors qu’il avait prétendu le contraire sous serment lors d’une précédente audition en janvier.

Le point de départ de cette enquête sénatoriale, réalisée à l’initiative du groupe Communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), a été l’appel à des consultants privés dans le cadre de la gestion de la crise Covid à partir de 2020. En réalité, il ne s’agissait que de la « face émergée de l’iceberg ». Selon le rapport, « les cabinets de conseil sont intervenus sur la plupart des grandes réformes du quinquennat, renforçant ainsi leur place dans la décision publique ». Si cette pratique n’a pas démarré avec la présidence d’Emmanuel Macron, les sénateurs notent qu’elle s’est nettement accélérée sous sa présidence au point d’évoquer un recours « massif » et « croissant ».

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S’il est désormais de notoriété publique que des consultants privés ont été sollicités sur les aspects centraux de la gestion crise du Covid, le rapport révèle qu’il est également fait appel à eux dans une très grande variété de domaines, y compris quand il faut préparer « une interview sur BFM TV ou une audition au Sénat ».

Plus d’un milliard d’euros de prestations de conseil pour la seule année 2021

Le recours aux consultants a particulièrement augmenté entre 2018 et 2021, pour atteindre plus d’un milliard d’euros de dépenses publiques l’an dernier, financées avec les impôts des Français. La rapporteure n’hésite pas à reprendre l’expression auparavant utilisée par Emmanuel Macron sur les prestations sociales : un « pognon de dingue ».

En outre, le rapport précise qu’il ne s’agit que d’une estimation minimale, la commission d’enquête ayant seulement interrogé les opérateurs publics les plus importants comme Pôle Emploi et la Caisse des Dépôts et consignations. Pour elle, l’objectif de réduction des dépenses de 15 % pour les prestations de conseil est « peu ambitieux ». Dans ses recommandations, elle demande que soit publiée chaque année la liste des prestations de conseil commandées par l’État et ses opérateurs.

Une qualité de prestation remise en cause

Le rapport souligne que les livrables, à savoir les documents produits par les cabinets dans le cadre de leurs missions, sont « de qualité inégale ». Il est fait référence à l’insatisfaction de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) sur des travaux de McKinsey qui visaient à accompagner la stratégie pour la mise en place du service public des pensions alimentaires en 2019. Dans son évaluation, la DITP déplore « un manque de culture juridique et plus largement du secteur public » ou encore la « juniorité » de certains consultants « pas au niveau », dont il a fallu demander le remplacement. C’est pourquoi le Sénat estime qu’une évaluation devrait être conduite systématiquement, avec des pénalités à la clé si les résultats ne sont pas concluants.

Par ailleurs, les sénateurs épinglent l’absence de « suite tangible » de certaines prestations. On repense à l’exemple très médiatisé de cette audition du 18 janvier au cours de laquelle un des directeurs associés du cabinet de conseil McKinsey, Karim Tadjeddine, a eu bien des difficultés à justifier un contrat de 496 800 euros sur l’évaluation des « évolutions du métier d’enseignant ». « Il n’est pas possible de déterminer les conséquences directes » de cette prestation, selon le ministère cité par le rapport sénatorial.

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Par ailleurs, McKinsey, qui s’était aussi retrouvé début 2021 au cœur d’une polémique quand son implication dans la stratégie sanitaire du gouvernement avait éclaté au grand jour, est aussi accusé d’évasion fiscale par les sénateurs. La société n’a payé aucun impôt pendant dix ans, selon les informations obtenues par la commission d’enquête auprès de l’administration fiscale. Une révélation d’autant plus embarrassante pour le géant américain au regard de la déclaration de Karim Tadjeddine lors de son audition par les sénateurs, le 18 janvier : « Je le dis très nettement : nous payons l’impôt sur les sociétés en France » témoignait-il… sous serment. C’est pourquoi les sénateurs ont saisi le procureur sur le cas de M. Tadjeddine. Le faux témoignage devant une commission d’enquête est passible de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.

Le politique publique sous influence d’entreprises privées

Dans son rapport, la commission sénatoriale insiste particulièrement sur « l’influence avérée des cabinets de conseil sur la prise de décision » des ministères. « Certaines de leurs publications, qui sont particulièrement nombreuses en période électorale, s’apparentent même à des programmes politiques », relève-t-elle.

Par ailleurs, la fusion entre administration publique et cabinets de conseil privés est pointée du doigt. Par exemple, des consultants disposent d’une adresse électronique avec le nom de domaine du ministère et des documents sont parfois rédigés « sous le sceau de l’administration », comme a justement pu le faire McKinsey au ministère de la Santé au cours de la crise du Covid. « Cette méthode de travail renforce l’opacité des prestations de conseil car elle ne permet pas de distinguer l’apport des consultants, d’une part, et celui de l’administration, d’autre part », estiment les sénateurs.

La Commission alerte sur le « pantouflage » et les conflits d’intérêts

S’il existe déjà un cadre déontologique, « il faut néanmoins redoubler de vigilance en raison de l’influence que les cabinets de conseil peuvent exercer sur la décision publique, en particulier pour le conseil en stratégie », plaide le rapport.

Pour éviter de potentiels conflits d’intérêts, bien réels lorsque des consultants conseillent des pouvoirs publics et des acteurs privés, les sénateurs recommandent d’imposer une déclaration d’intérêts en vue de prévenir tout incident en amont si bien qu’un manquement à cette obligation serait sanctionné par une exclusion des marchés publics.

Dans le même esprit, le document met aussi l’accent sur le « pantouflage », les allers et retours des hauts fonctionnaires entre le secteur public et le secteur privé qui se traduisent par le recrutement d’anciens responsables publics dans les équipes de ces cabinets de conseil.

Plusieurs responsables politiques se sont rapidement emparés de ce rapport sénatorial. Estimant qu’Emmanuel Macron ne pouvait pas ignorer que McKinsey se rendait coupable d’évasion fiscale, la candidate LR, accusée de prise illégale d’intérêts dans l’affaire Alstom, a estimé que le président devait « rendre des comptes ».

Gilbert Collard, porte-parole du parti Reconquête, a appelé à enfin « faire la lumière sur tous ces cabinets qui dirigent indirectement la France et dont on doit se passer ! ». Le président du Parti communiste français, Fabien Roussel, a, lui, dénoncé un scandale, jugeant que les cabinets privés ne se sont jamais « autant gavés » que depuis l’élection d’Emmanuel Macron.

L’avocat Fabrice Di Vizio a lui annoncé qu’il déposait une plainte contre Amélie de Montchalin : 

Le rapport, adopté à l’unanimité des membres de la commission le 16 mars, fera l’objet d’une proposition de loi « transpartisane ».