Agnulus Dei (ou : Ces innocents qui doivent sauver le Monde)

[Source : Le Grand Soir]

Agnulus Dei (ou : Ces innocents qui doivent sauver le Monde) – (Sinistra in Rete)

Auteur : Andrea ZHOK

Hier, reportage sur la BBC. Titre : « Cinq adolescents qui ont changé le monde » (Five teens who changed the world »).

On
y raconte l’épopée moderne de Greta Thunberg (engagée contre le
changement climatique), Malala Yousafzaï (héroïne de l’émancipation
féminine anti-talibans), Emma González (survivante d’une fusillade dans
un lycée étasunien et militante du contrôle des armes à feu), Jack
Andraka (inventeur d’un test médical dans une foire étasunienne pour
petits inventeurs), Amika George (qui soutient le droit des femmes les
moins fortunées à avoir des serviettes hygiéniques gratuites).

En
dehors de quelque effet comique involontaire de cas un peu inégaux,
cette charretée de « nouveaux héros » s’avère assez éclairante. Elle
nous montre une façon significative qu’ont les membres de l’appareil
médiatique de l’Occident industrialisé de protéger les intérêts des
couches sociales qui signent leurs chèques.

On mettra tout de
suite de côté toute question concernant la valeur humaine ou
l’exceptionnalité réelle des adolescents ci-dessus mentionnés. Il peut
se faire que les jeunes concernés soient tous des personnes
merveilleuses, capables et vertueuses.

Ce ne sont pas eux qui sont ici le sujet.

Ce qui compte, c’est le type de modèle humain qui est ainsi proposé au grand public.
Il y a quatre points à souligner, que nous pouvons énumérer comme suit.

1) Jeunisme.

Le
premier point qui saute aux yeux, c’est le fait d’élever au rang de
modèle éthique justement des ados. Quel est le sens de cet intérêt
particulier ? Ce n’est pas difficile à comprendre. Un jeune a des
racines superficielles, courtes, il n’a pas (nécessairement) des
connaissances profondes, ni des expériences solides, ni un enracinement
social. D’un côté, il apparaît comme quelqu’un qui ne doit rien à
personne, et, de l’autre, il a une autonomie limitée. Une fleur coupée
dans un vase, qui peut être déplacée à volonté, tant qu’elle dure. Faute
d’enracinement, les adolescents doivent tout à l’œil de la caméra, qui
les porte à l’existence en tant que symboles à l’usage d’autrui. Privés
d’un arrière-plan structuré et contrôlable, ils peuvent difficilement
donner lieu à des « coups de tête » imprévus. Et, si jamais ils devaient
le faire, au fond, ce sont des gamins, n’est-ce pas ? Tant qu’ils sont
utiles, ils peuvent être des adultes honoraires, et, s’ils devaient se
mettre à gêner, on peut à tout moment les laisser retomber dans le néant
du silence médiatique.

2) Individualisme.

Nos jeunes
modèles sont représentés selon le canon littéraire du héros solitaire.
Le récit qu’ils suscitent est construit de façon à en souligner l’image
d’« êtres supérieurs » qui s’imposent par leurs propres vertus, envers
et contre tous. Self-made (wo) men en herbe, ils sont présentés comme de
jeunes idéalistes qui n’ont pas besoin d’interagir, discuter, trouver
des points d’accord, convaincre personne. La voie royale c’est, comme
dans tout film de Hollywood digne de ce nom, « fais ce qui est juste »
et le monde te suivra.

3) Particularisme

Il s’agit, en
troisième lieu, de sujets qui sont censés « changer le monde » sans
avoir la moindre idée du « monde » qu’ils seraient en train de
« changer ». (Et, du reste, comment prétendre qu’ils puissent en avoir, à
cet âge ?). Leur histoire est là pour attester que les tentatives de
compréhension systématique, de vision complexe et d’ensemble sont choses
fastidieuses et superflues. Pour « améliorer le monde », tout ce qu’il
faut, c’est suivre l’inspiration du moment et lutter de tout son cœur
contre l’obstacle, se dévouant ainsi à ce petit bout de monde sur lequel
on a achoppé. L’idée, ici, c’est que le monde s’améliorera
automatiquement si on multiplie les prétendues solutions sectorielles
pleines de bonnes intentions.

4) Compatibilité avec le système.

Enfin,
on notera que les thèmes sur lesquels ils se concentrent appartiennent à
des ordres d’idées répondant à deux caractéristiques : être déjà
médiatiquement accrédités (des choses qui, chez les élites occidentales,
sont reconnues comme étant le Bien), et être des sujets définis de
façon à ne pas créer de problèmes aux capitaines du bateau (les
signataires des chèques ci-dessus mentionnés). Des choses qui donnent
bonne conscience, sans rien coûter de significatif à ceux qui tiennent
la caisse.

Naturellement, il n’est nul besoin d’une
« planification centralisée » pour lancer ces projets médiatiques. Ce
sont des contenus qui ont une fonction, et peuvent donc naître et
proliférer comme des fruits spontanés de l’engagement des
« professionnels de l’information ».

Il s’agit de fragments d’une
éthique médiatique qui donnent l’impression à tous qu’ « il y a de
l’espoir », sans besoin de rien faire, sans besoin d’actions collectives
ou de vérités communes. Tels des fleurs des champs, belles, sauvages et
vigoureuses, les « jeunes » sauveront le monde, et, pendant qu’ils le
sauvent, nous, nous serons à l’abri, à filmer l’événement, à manger des
pop corn et à les applaudir. Nous avons ici, bien loin des encombrantes
formes traditionnelles de « l’homme providentiel », des « gamins
providentiels » qui, sans tomber dans les formes coercitives et
fastidieuses des exemplaires adultes, remettront le monde sur ses rails à
coups d’actes spontanés, individuels, purs, sans le fardeau des
arguments, et sans aucune forme contraignante. D’un côté, la
« politique », sale, trouble, intrusive, un mal peut-être nécessaire,
mais à éviter autant que possible ; en face, le spontanéisme juvénile de
qui n’a besoin de rien, ne doit rien à personne, n’est ni compromis ni
intrusif, et qui, surtout, fait tout lui-même, sans besoin de rien de
notre part que notre sympathie.

Petits agneaux de Dieu, venus nous libérer des péchés du monde, sans perturber le zapping.

Source originale : https://www.sinistrainrete.info/articoli-brevi/15229-andrea-zhok-agnul…
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